"L'avenir du passé"
Dans le fichier "Blida suite 2", nous avons repris un extrait de "Fin de siècle", d'Eugen WEBER. Il nous semble que cette pensée résume à elle-seule notre interrogation : "Rien ne s'oublie si facilement que l'inoubliable. Rien n'est aussi incertain que l'expérience, aussi particulier que la perspective, aussi personnel, divers et interprétable que les vies vécues côte à côte. L'avenir du passé n'est jamais très sûr. La seule certitude est que le passé sera ce que l'avenir en fera, que ce que nous choisirons de nous en souvenir changera en même temps que nos préoccupations." A cela, il faut peut-être ajouter que l'idéologie dominante du moment est certainement un moyen facile d'interpréter le passé, lui donner un sens a posteriori. Nous prendrons ici deux exemples de cette "contre-méthode". D'une part, la manière dont les historiens ont interprété les évènements des IXe et Xe siècles (c'est-à-dire avant le plein développement de la royauté) et, d'autre part, la manière dont les historiens ont, avant 1940, interprété les siècles qui ont précédé 1789 (c'est-à-dire la période allant du Moyen Age à la fin de l'Ancien Régime). Nous essayerons ensuite de faire le point sur la situation en ce début du 21ème siècle et nous tenterons de discerner quelles sont les interprétations qui sont en vogue en 2017-2018 pour comprendre le passé avec l'oeil du présent. |
1/ Extraits du livre de Karl Ferdinand WERNER :
"Enquêtes sur les premiers temps du principat français (IXe-Xe siècles)"
La couverture du livre sur
"Les premiers temps du principat français"
Notice en 4ème de couverture : Karl Ferdinand WERNER, membre associé étranger de l'Institut et de 1968 à 1989 directeur de l'Institut historique
allemand de Paris, atteindra le 21 février 2004 l'âge solennel de 80 ans. Pour mettre à la disposition du public français l'un de ses
textes en langue allemande les plus anciens (paru de 1958 à 1960), mais restant néanmoins l'un des plus vigoureux, quelques collègues français
se sont réunis pour en assurer la traduction (Bruno SAINT-SORNY), l'accompagner d'une préface analytique (Olivier GUILLOT) et commenter cet
écrit à travers une postface interprétative (Michel PARISSE). Ainsi réapparaissent les "Untersuchungen zur Frühzeit des
französischen Fürstentums", les "Enquêtes sur les premiers temps du principat français" en édition synoptique, enrichies par
la réimpression d'une étude complémentaire beaucoup plus récente, intitulée "Les premiers Robertiens et les premiers
Anjou" (1997), et par un index des noms de personnes et de lieux (Bruno SAINT-SORNY). De ce fait, l'étude qui a porté un nouveau regard sur
les continuités des élites politiques du Haut Moyen Âge, est enfin accessible à ceux qui ne maîtrisent point la langue
allemande. Se situant très près des sources souvent citées pour la première fois, la présente publication est un service rendu à la
recherche actuelle.
2/ Extraits du livre de Georges CHAMPENOIS :
"Le sabotage officiel de l'histoire de France" (1930)
La couverture du livre sur
"Le sabotage officiel de l'histoire de France"
Pierre de la GORCE (de l'Académie Française) : "(...) La vérité est altérée d'une double façon, soit
par des récits tendancieux à l'excès, soit par omission systématique de tout ce qu'il conviendrait le mieux de mettre en
lumière. Ainsi arrive-t-il que les enfants sortent de l'école avec la persuasion que rien de bon et d'utile n'a été accompli
par la vieille France. Ce qui a pour conséquence de les rendre à leur tour les calomniateurs de leur propre histoire et de tuer en eux
l'idée de la tradition et la notion du respect.(...)"
Louis BERTRAND (de l'Académie Française) : "(...) Mais, dira-t-on, est-il possible de donner à des
écoliers la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? Pour peu qu'on y réfléchisse, on
comprendra tout de suite combien c'est difficile. La vérité, surtout la vérité historique, est loin d'être simple. Pour
saisir les complexités d'un caractère ou d'une situation, il faut des facultés assez rares, tellement rares même, que je me
demande si le sens historique n'est pas, de tous, le moins répandu. D'autre part, l'historien doit admettre souvent, sinon concilier des
thèses contradictoires. Comment exiger une pareille gymnastique de jeunes cervaux simplistes ? De toute évidence, l'histoire, comme la
physique, la chimie ou l'histoire naturelle qu'on sert aux écoliers, doit être une simplification, une adaptation, plus ou moins artificielle,
de ce que l'on croit être la vérité. Et ainsi l'histoire enseignée par les manuels scolaires ne peut être qu'une
approximation plus ou moins grossière de la vérité. Tout esprit de bonne foi en tombera d'accord. Mais, en aucun cas, elle ne peut
être un travestissement de cette même vérité. L'histoire simplifiée, adaptée à des intelligences enfantines,
ne peut pas être une contre-vérité. Et voilà tout l'objet du débat : qu'entendons-nous par la vérité
historique ? (...)"
Pierre de NOLHAC (de l'Académie Française) : "Il n'est que trop vrai que nos historiens, et les plus
célèbres, ont calomnié notre histoire. Dès qu'on aborde, par exemple, un sujet se rattachant aux derniers siècles de la
monarchie, on s'aperçoit qure tout y a été défiguré par une information hâtive, partiale et dénigrante. (...)
Aucun pays ne pratique une telle destruction systématique de l'idée nationale et ne livre les diverses époques de son histoire aux
défigurations successives de l'esprit de parti. (...)"
Frantz FUNCK-BRENTANO (membre de l'Institut) : "Votre enquête est on ne peut plus justifiée. Les affirmations de
ces deux grands esprits, FUSTEL de COULANGES et Henri PIRENNE, ne sont malheureusement que trop vraies. Un noble écrivain, Albert DURUY, fils du
célèbre ministre et historien, écrivait que pour bien aimer son pays il fallait l'aimer tout entier, à toutes les époques
de son histoire. Il est certain qu'on est loin de là en lisant nos histoires et nos manuels officiels. La raison de ce fait lamentable et tristement
grotesque est facile à indiquer. Nous avons été hypnotisés par la Révolution de 1789-94, violente réaction
contre tout notre passé alors déjà près de vingt fois séculaire. Toute l'ancienne France, l'affreux Ancien Régime,
en est donc à condamner. Or, les faiseurs de livres d'Histoire, ceux surtout qui écrivent pour les lycées et pour les écoles du
gouvernement, afin d'assurer le succès de leur oeuvre, devaient entrer dans les préjugés en faveur chez nos gouvernants.
Sincèrement ou non - je veux croire que c'était sincèrement - ils en venaient à salir tout notre passé, voire, dans les
temps qui ont suivi la Révolution, le Premier Empire, la Restauration, le règne de Louis Philippe, le Second Empire, bref, à l'exception
de trois ou quatre années révolutionnaires, tout notre passé. Que de fois ne m'a-t-on pas dit à l'étranger : - La
France est le seul pays au monde qui déteste son passé. (...)"
Fernand LAUDET (membre de l'Institut) : "(...) On a commencé par modifier les programmes établis par Jules FERRY,
en y effaçant le nom de Dieu, puis on a eu peur de parler de morale, en raison de la parenté avec la religion, et, à l'heure
présente, la leçon de morale n'est plus donnée à l'école laïque. Enfin, l'Histoire a paru suspecte, et les
maîtres, comme les fabricants de manuels, sont très embarrassés quand il s'agit de parler de Charlemagne, de saint Louis, de Jeanne
d'Arc, d'Henri IV, de Louis XIV et de Napoléon ou même simplement de monsieur THIERS. Ils ne reprennent un peu d'haleine, et ne regardent plus
avec inquiétude la fenêtre ouverte, que s'il faut commenter l'Inquisition ou la prise de la Bastille. (...)"
Louis THÉRY (avocat au barreau de Lille, membre de la Commission historique du département du Nord) : "(...)
"L'histoire est devenue le champ clos des luttes politiques. Les hommes imbus des idées philosophiques de la Révolution française n'ont
vu, dans l'enseignement de l'histoire, que le moyen d'imprégner les jeunes générations confiées à leurs soins de leur
mystique révolutionnaire. Pour y arriver, il fallait discréditer notre vieille monarchie, en dénaturant ses actes et ses intentions,
en niant ou dissimulant le bien qu'elle a fait à la France, en exagérant autant que possible les fautes qu'elle a commises. Par contre, on ne
pouvait montrer assez d'enthousiasme pour tout ce qui rappelle la Révolution ou s'inspire d'elle. Avec un tel enseignement, on devait
forcément former des générations professant la haine du passé et condamnant, tout ce qui ne répond pas à la
conception qu'on leur a donnée de la société. (...) Il donne ensuite des exemples pris dans les manuels. Celui de J. GUIOT et
Fr. MANE, à la page 4 : "Notre plus grand désir est de faire de nos élèves des hommes de progrès,
de bons et sincères républicains, d'excellents Français, qui seront convaincus de la grandeur de l'oeuvre accomplie par la
Révolution française et continuée par la troisième République. Du commencement à la fin, le plan de nos modestes
livres tend vers ce but. Donc, pour les auteurs de l'ouvrage, leur histoire de France n'est pas une étude objective, mais un travail dont tous
les éléments tendent à mettre en valeur la Révolution française et les gouvernements qui s'en sont inspirés et
à dénigrer, par contre, les hommes et les institutions dont les principes sont en opposition avec ceux de la Révolution. C'est ainsi
que sous leur plume, l'histoire de France, jusqu'à cette époque, n'est qu'un tissu d'abominations et de crimes ; elle nous montre un peuple
abêti vivant dans le plus dur des esclavages ; mais, avec la Révolution, c'est le despotisme vaincu, c'est la liberté conquise, c'est
le bien-être et le progrès intellectuel et moral. Je n'exagère pas : Au moyen âge - est-il écrit, p. 36 - le sort
du paysan est affreux. Il vit dans l'épouvante et travaille gratuitement pour le Seigneur. A une époque plus moderne, sous Louis XVI :
Le peuple - dit-on, p. 115 - meurt de faim ! Les paysans amaigris se nourrissent de châtaignes et de raves, comme leurs bestiaux. Les
nègres esclaves sont plus heureux : en travaillant pour un maître, au moins, ils sont nourris et habillés ! En France, l'homme de la
campagne peine du matin au soir. Que lui reste-t-il quand il a payé les lourds impôts du roi, du seigneur et du curé ? Rien. Non ! Un
pareil état de choses ne saurait durer ! Le moment arrive où le faible se révolte contre des maîtres avides de plaisirs et
égoïstes. Une Révolution est nécessaire ! Que l'on prenne tel ou tel de ces manuels, dans tous on trouvera les mêmes
tirades. Voyez, par exemple, les "Récits familiers sur des personnages et faits de l'histoire nationale", par A. AUCHARD et DÉBIDOUD, (p. 3
et 37) : Sous l'ancien régime, disent-ils, la plupart des Français étaient fort malheureux, d'abord parce qu'ils
n'étaient pas libres, ensuite parce qu'ils n'avaient pas tous de quoi manger. Il faudrait un volume pour relever toutes les insanités
contenues dans ces manuels. (...)"
A ces critiques qui se retrouvent dans tous les témoignages, certains ajoutent qu'en plus, l'histoire des provinces est pratiquement passée sous silence, ce qui rejoint, pour l'Ancien
Régime, les critiques portées par Karl Ferdinand WERNER pour les principautés des IXème et Xème siècles.
Pierre DEVOLUY (Rédacteur à l'Eclaireur de Nice) : "(...) "Je soulignerai, pour ma part, une autre déformation qui me paraît tout aussi grave, sinon
plus, et qui fait tenir toute l'histoire de la Gaule dans la chronique de l'Ile de France. En somme, jusqu'à des époques relativement proches
de nous, beaucoup de nos pays, encore indépendants, eurent leur histoire propre, très distincte de celle de Paris, et qui ne manqua pas de
gloire. On n'en souffle mot à l'école : l'histoire officielle ne s'intéresse à nos pays qu'à partir du moment où
ils s'incorporent à la Couronne ; et ils semblent qu'ils y soient venus comme des enfants trouvés qui n'eurent ni ancêtres ni traditions
particulières. Pour ce qui regarde nos pays de langue d'oc, cette déformation est souvent monstrueuse. (...)"
On voit bien, d'ailleurs, que la tendance était d'ignorer l'histoire "locale" au profit de l'histoire "générale".
E. DESSAINT (Député) : "(...) "Cet enseignement à l'école communale surtout, est forcément
restreint. Il se réduit aux grandes lignes. Ne pensez-vous pas qu'une étude de l'histoire locale le compléterait utilement ? L'enfant
pourrait suivre l'évolution de ses ancêtres et, passant du particulier au général, se faire une idée exacte de ce qu'a
été la transformation économique et sociale de notre pays au cours des siècles. (...)"
Ce qu'il y a de particulièrement intéressant dans ces témoignages, au delà du ressenti et sans tenir compte des critiques
politiques, c'est l'analyse qu'ils font des manuels destinés aux élèves, comme le souligne, par exemple, un professeur de droit de
Lyon :
R. GONNARD (Professeur à la Faculté de droit de Lyon) : "(...) "Les historiens dignes de ce nom, les historiens
vraiment scientifiques - et, en ce qui concerne ma partie, les historiens économistes les plus distingués - ont beau, tantôt sur un
point, tantôt sur l'autre, rectifier telle ou telle légende (sur la répartition des fortunes, la situation du paysan, la richesse du
clergé, l'état de l'industrie et du commerce, etc...) la plupart de leurs travaux ne semblent guère être utilisés par une
partie de ceux qui écrivent les ouvrages de vulgarisation et de pédagogie."
On peut d'ailleurs constater que dans ces témoignages, il y a ceux qui estiment que les erreurs ou déformations sont voulues, cependant que
d'autres pensent qu'elles ne sont pas intentionnelles :
G. DESDEVISES du DEZERT (Doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Clermont) : "Je ne veux pas croire qu'il y ait, chez
nos contemporains, falsification intentionnelle de l'histoire : je crois plutôt, chez beaucoup de ceux qui l'enseignent, à l'incompréhension
de l'histoire. L'histoire c'est la vie observée dans le passé. Il faut l'étudier avec science, avec sagacité, avec
impartialité et n'y pas chercher autre chose que des décors, des actions et des acteurs. LAVISSE nous disait : L'histoire est l'art de
mettre en valeur un petit nombre de textes probants et bien choisis.. Avec cette définition, tous les partis pris se justifient. Il n'y a plus
d'histoire ; il n'y a plus que des historiens."
Finalement, ce bouillonnement d'idées des années trente nous fait réfléchir à ce que l'on appellerait, de nos jours,
l'éthique de l'historien. c'est ce que voulait souligner, par exemple, un professeur d'histoire à l'Ecole Alsacienne.
J. CHAMPAGNOL (Professeur d'Histoire à l'Ecole Alsacienne) : "Les causes des déformations tendancieuses de l'histoire
sont toujours les mêmes. Certains auteurs estiment qu'il faut écrire l'histoire pour ou contre quelqu'un, pour ou
contre un régime, pour ou contre telle ou telle tradition politique ou religieuse ou sociale. Du point de vue purement historique
cette disposition d'esprit est condamnable. L'impartialité, je ne dis pas l'impassibilité, est la première condition de
l'historien. Vous n'avez pas, en écrivant un manuel, à faire l'apologie ou la satire de la monarchie ou de la République. Votre devoir
est d'exposer des faits. Voilà tout. L'esprit critique, l'analyse, la synthèse, qui sont à la base de toute science, doivent
être à la base de l'Histoire, la plus conjecturale des sciences, d'après RENAN."
3/ Hier et aujourd'hui
Pour revenir aux productions d'aujourd'hui, nous avons consulté un ouvrage récent, initialement paru aux Editions Armand Colin (1999), repris chez Gallimard (folio histoire), en septembre 2007. Il s'agit du livre de Christian DELACROIX (qui enseigne l'histoire contemporaine à l'université de Marne-la-Vallée), François DOSSE (professeur des universités à l'IUFM de Créteil) et Patrick GARCIA (maître de conférences à l'IUFM de Versailles).
La couverture du livre sur
"Les courants historiques en France"
Nous ne pouvons pas ici faire un résumé des idées développées dans ces 724 pages mais nous allons reprendre trois
extraits de textes d'historiens qui sont rappelés et expliqués dans ce livre. Les deux premiers montrent l'ambition qui était celle
des débuts de la troisième République, en 1876 et 1881. Le troisième, de 1987, c'est-à-dire cent ans
plus tard, pose la question qui nous paraît finalement
essentielle, celle du décalage entre la recherche historique et ses hautes ambitions, d'une part, et l'enseignement concret de l'histoire dans les
écoles, d'autre part.
Gabriel MONOD ("Des progrès, des études historiques en France depuis le XVIe siècle", Revue historique, n° 1,
1876) : "(...) L'historien ne se fait pas le défenseur des unes contre les autres (les périodes) ;
il ne prétend pas biffer les unes de la mémoire des hommes pour donner aux autres une place imméritée. (...)
Il ne fait pas le procès de la monarchie au nom de la féodalité, ni à 89 au nom de la monarchie. Il montre les liens
nécessaires qui rattachent la Révolution à l'Ancien Régime, l'Ancien Régime au Moyen Âge, le Moyen Âge à
l'Antiquité, notant sans doute les fautes commises et qu'il est bon de connaître pour en éviter le retour, mais se rappelant toujours
que son rôle consiste avant tout à comprendre et à s'expliquer, non à louer ou à condamner. (...) Le véritable
historien est celui qui, s'élevant au-dessus de ces partis pris passionnés et exclusifs, concilie tout ce qu'il y a de légitime dans
l'esprit conservateur avec les exigences irrésistibles du mouvement et du progrès. Il sait que la vie et l'histoire sont un perpétuel
changement ; mais que ce changement est toujours une transformation d'éléments anciens, jamais une création nouvelle
de toutes pièces. Il donne aux générations présentes le vif sentiment, la conscience profonde de l'heureuse et nécessaire
solidarité qui les unit aux générations antérieures, mais en leur faisant sentir en même temps que ces traditions, qui
sont une force pour marcher en avant, deviendraient funestes si l'on voulait s'y emprisonner comme dans des formes immuables. (...)"
Ernest LAVISSE ("L'enseignement historique en Sorbonne et l'Education nationale" 1881, repris dans E. LAVISSE, 1885, Questions
d'enseignement national, Paris, A. COLIN, p. 39-40) : "Qui donc enseigne en France ce qu'est la patrie française ? Ce n'est
pas la famille où il n'y a plus d'autorité, plus de discipline, plus d'enseignement moral, ni la société, où l'on ne
parle des devoirs civiques que pour les railler. C'est donc à l'école de dire aux Français ce qu'est la France, qu'elle le dise avec
autorité, avec persuasion, avec amour (...) Pourtant elle repoussera les conseils de ceux qui disent : "Négligez les vieilleries. Que nous
importe Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens mêmes ? Nous datons d'un siècle à peine. Commencez à notre date."
Belle méthode pour former des esprits solides et calmes, que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes, où tout besoin veut
être assouvi et toute haine satisfaite sur l'heure !(...) Montrons lui (...) qu'il y a des légitimités successives au cours de la vie d'un
peuple et qu'on peut aimer toute la France sans manquer à ses obligations envers la République."
Suzanne CITRON ("Le mythe national", Paris, 1987, Editions ouvrières, p. 8-9) : "Le statut de l'histoire de France est
en effet paradoxal. D'un côté la légende, la mythologie nationale consacrée par l'école, une succession chronologique
organisée autour des grands événements et des grands personnages façonnent ce que nous croyons être la trame du
passé. De l'autre côté des travaux, des recherches conduisent, sur des points précis, à de nouvelles perspectives et
suscitent un regard distancié et critique sur les précédentes mises en ordre. Une histoire, "nouvelle" ou différente, pose des
questions, propose des résultats, certes dispersés et discontinus, mais qui, si l'on y réfléchit, mettent en question la
représentation du passé que l'école, depuis un siècle, a transmise aux Français et que l'on nous impose comme notre
"mémoire collective". Pourquoi ce contraste, cette contradiction entre l'histoire-souvenir de l'école primaire et l'importante production médiatique d'une
histoire-recherche qui ne peut s'inscrire dans cet "ordre chronologique naturel" de l'histoire scolaire ? Un alliage mystérieux, une alchimie
secrète ont fondu dans la conscience collective française histoire et mythologie nationale. Comment démêler l'histoire de la légende,
comment reconnaître dans "l'histoire de France" le tissu indéfiniment chatoyant qui entrecroise événements, groupes, personnages,
mouvements, rêves ? Et comment repenser un passé dont nous ne saisissons que des traces, inséparables des sentiers par lesquels elles
nous sont parvenues ?
Les grands historiens eux-mêmes, hormis quelques silencieux, ont, dans un passé récent, laissé entendre que l'histoire à
l'école ne pouvait être que l'histoire de France, la grande fresque chronologique traditionnelle organisée autour de personnages
symboles de la puissance de l'Etat. Force de l'habitude, attachement sentimental à leurs souvenirs d'enfance, ou tabou de l'inconscient parce que le
lien entre l'histoire scolaire et la nation était intangible ? Mais Vercingétorix, Clovis, Charles Martel, Charlemagne, Hugues Capet, saint
Louis, Duguesclin, Jeanne d'Arc, Richelieu, Louis XIV, Robespierre, Napoléon, Jules Ferry ... peuvent-ils prétendre à tout jamais au
statut de socles de l'histoire et sont-ils réellement les héros positifs de la mémoire collective des Français de souche
toulousaine, provençale, bretonne, béarnaise, corse, juive, protestante, antillaise, musulmane ... ?
Par leur silence ou leurs acquiescements tacites, les historiens entretiennent le fossé entre recherche et transmission du légendaire, et la
chronologie séculaire demeure l'ordre indiscutable et préétabli du passé. Certes des blocages, des cloisonnements
institutionnels, des conflits de pouvoir expliquent en partie le décalage entre la recherche et l'histoire enseignée, les scléroses qui
en résultent. Mais l'éducation historique dans notre pays et l'imaginaire français qu'elle entretient pâtissent surtout de
l'inexistence d'une conscience historiographique. L'absence, en France, de l'idée que l'histoire a une "histoire" est flagrante. Nous croyons à
l'histoire avec un grand H. Pourtant le passé se transmet sous des habillages qui varient selon les époques; la configuration d'un
récit est marquée d'empreintes idéologiques fluctuantes, de colorations imaginaires ; nulle explication ne reflète jamais
complètement son objet. L'histoire de France reste, pour la plupart des Français, ce qu'elle était à la fin du siècle
dernier : à la fois science et liturgie. Décrivant le passé "vrai", elle a pour fonction et pour définition d'être le
récit de la nation : histoire et nationalisme sont indissociables."
Sans revenir sur l'époque pas si ancienne où l'histoire était quasiment absente des programmes, un simple regard sur les manuels
d'aujourd'hui (par exemple, ceux de 5ème et de 4ème, en 2007) montre qu'ils ont de belles illustrations et peu de textes explicatifs, cependant que le
nombre d'heures pour l'enseignement ne laisse aux professeurs que peu de temps pour apporter les explications qui ne sont plus dans les manuels. En fait,
par peur du retour à l'histoire chronologique, il semble bien que l'on soit au milieu du gué. La propagande pour telle ou telle
idéologie a disparu mais c'est un peu comme si l'on n'avait pas trouvé de substituts. C'est aussi comme si la boussole (que constituait la
Révolution française dans l'enseignement de l'histoire) n'était plus là que pour la forme. En fait, il appartient aux
professeurs de se débrouiller seuls avec les outils qui sont à leur disposition (dont ces manuels) et tant pis si certains sujets deviennent
ingérables comme les croisades ou la colonisation.
Une clé à cette situation se trouve peut-être dans le livre de Eric J. HOBSBAWN : "Aux armes, historiens".
Aux armes, historiens (page de couverture) |
Aux armes, historiens (4ème de couverture) |
L'auteur analyse l'historiographie de la Révolution française, spécialement dans les manifestations du centenaire (en 1889) et
du bicentenaire (en 1989). Ce qui surprend d'abord le lecteur non spécialiste, c'est le fait que les études, thèses ou articles
sur la Révolution française sont particulièrement nombreux à l'étranger et que, partout, elle apparaît comme un
évènement majeur, fondateur en quelque sorte du monde contemporain. On a l'impression que c'est un sujet qui a échappé aux
Français. Ce que l'on comprend ensuite, c'est qu'en France, dans une période récente (avec l'historien François
FURET) on a abouti à un "révisionnisme" qui a relativisé et banalisé le rôle joué par la grande
Révolution. L'auteur s'inscrit en faux devant ces positions qui, pour lui, n'ont eu et n'auront qu'un temps. Bien d'autres analyses percutantes se
trouvent dans ce livre qui décortique les conceptions (sur la Révolution) de la bourgeoisie comme celle des marxistes et autres communistes.
Bref, c'est encore une fois la richesse d'un regard étranger (mais connaissant bien la France) qui nous permet de mieux comprendre nos
débats "franco-français".
La génération qui a terminé ses études au lycée au début des années soixante a été nourrie et
abreuvée au lait de la Révolution, dans les cours d'histoire. Année après année, on voyait reparaître le même
programme, les mêmes acteurs, les mêmes apologies jusqu'à l'écoeurement ou, au mieux, l'indifférence. Aujourd'hui, à
l'inverse, l'impression donnée par les manuels est celle d'un grand vide que les professeurs doivent combler au mieux de leur compétence et de leur
savoir. Le "révisionnisme" est passé par là et les grandes balises ont disparu. Pourtant, n'est-ce pas le moment, justement, de se
recentrer sur les valeurs qui ont fait notre pays et arrêter d'avoir honte de notre histoire. C'est la question que nous posons.
Un an après avoir écrit ces pages (octobre 2008), il nous paraît intéressant de tempérer les propos précédents en utilisant une enquête qui est parue dans le numéro 432 d'Historia de novembre 1982. Mais ... comment va l'enseignement de l'Histoire en France ? s'interrogeait, dans le même numéro, Paule GIRON. Elle rappelait le cri d'alarme lancé par Michel DEBRÉ et Alain DECAUX, en 1980 : l'enseignement de l'histoire était en train de subir un véritable sabotage systématique, il fallait réagir. Ainsi Marc FERRO estimait que "nous étions passés de l'histoire indigeste à l'histoire en miettes, la désastreuse histoire par thèmes dont Jean PEYROT dénonce le contresens : "Comment parler à des sixièmes du paysan antique sans référence à sa religion ? du paysan médiéval sans référence à la seigneurie ? du paysan contemporain sans référence au Crédit agricole ?". Voilà quel était le contexte ! Pourtant une enquête Historia-Sofrès a bousculé ces certitudes. 68 % des adultes avaient été intéressés par les cours d'histoire (jusqu'à 40 % des artisans et commerçants déclaraient même que ces cours étaient très intéressants, dépassant les cadres supérieurs et les cadres moyens). Il est aussi apparu que les Français voulaient que l'on revienne à la chronologie et, surtout, 88 % ne voulaient pas que l'on supprime l'histoire des programmes scolaires, 41 % voulant même que la place réservée dans l'enseignement soit plus importante. On voit également que 41 % désiraient en savoir plus sur la vie quotidienne et 42 % sur les grandes découvertes. Nous étions en 1982 et 74 % pensaient que pour apprendre l'histoire, la radio et la télévision étaient les meilleurs outils. Bref, ce n'était pas un référendum mais un plébicite en faveur de l'Histoire. Finalement, les débats des spécialistes n'étaient pas vains. Ils s'appuyaient sur cet engouement pour l'histoire qui ne demandait qu'à croître et embellir. Mais, au fait, à quelques mois de 2009, quelles seraient les réponses des Français si une même enquête était lancée ? Que dirait la génération Internet ?
Additif, le 27.05.2015 : Dans un interview de Pierre NORA par le journaliste Vincent TREMOLET de VILLERS, intitulé "La France vit le passage d'un modèle de nation à un autre", l'article se concluait par cette dernière question : Que répondre à un jeune de 20 ans qui considère que l'histoire ne sert à rien ? : "Lui dire que l'histoire a l'air de ne servir à rien parce qu'elle sert à tout. Qu'elle est au collectif ce que la mémoire est aux individus. Si vous perdez la mémoire, vous savez ce qui arrive. L'Alzheimer historique ne vaut pas mieux que l'Alzheimer cérébral." (Le Figaro du 26.05.2015)
2017 : une nouvelle idéologie ou de nouvelles perspectives ?
En janvier 2017, un livre a fait la une de la plupart des journaux et n'a pas manqué, non plus, d'être longuement commenté à la radio et à la télévision. Il s'agit de Histoire Mondiale de la France, paru sous la direction de Patrick BOUCHERON, au Seuil. Nous l'avions acheté après avoir lu la quatrième de couverture qui semblait annoncer une nouvelle façon de présenter l'histoire de la France. Reprenons ici, simplement, cette présentation : "Voici une histoire de France, de toute la France, en très longue durée. une histoire qui mène de la grotte Chauvet aux évènements de 2015, sans s'embarrasser de la question des origines. Une histoire qui prend au large le destin d'un pays qui n'existe pas séparément du monde, même si parfois il prétend l'incarner tout entier. Une histoire qui n'abandonne pas pour autant la chronologie ni le plaisir du récit, puisque c'est par dates qu'elle s'organise et que chaque date est traitée comme une petite intrigue. Réconciliant démarche critique et narration entraînante, l'ouvrage réunit un collectif d'historiennes et d'historiens, tous attachés à rendre accessible un discours engagé et savant. Son enjeu est clair : tout en revisitant les lieux de mémoire du récit national, il s'agit de déplacer, de dépayser et d'élargir notre histoire. Prendre la mesure d'une histoire mondiale de la France, c'est la rendre simplement plus riche et plus intéressante !"
Avant de faire part des critiques (positives et négatives) qui ont fleuri dans les médias, il nous semble qu'il faut donner, d'abord, la parole à Patrick BOUCHERON lui-même, qui a été interviewé par le Journal du Dimanche du 15.01.2017. Le titre de cet article du JDD résume nos constatations et interrogations : "L'histoire est manipulable". Reprenons ici quelques extraits de ses propos ( il est interrogé par Laurent VALDIGUIÉ) :
A la question : Pourquoi les historiens nous ont-ils tant menti ? A vous lire, on comprend qu'il faut commencer par désapprendre ..., il répond, notamment : "On sait depuis bien longtemps que VERCINGÉTORIX n'est pas le chef gaulois exalté dans les manuels de la IIIe République. Au lendemain du désastre de Sedan en 1870, on a voulu faire d'Alésia le modèle de la défaite civilisatrice. Perdant magnifique, VERCINGÉTORIX est donc devenu un héros national ... pour les besoins de la cause. Etrange idée de faire d'Alésia, une défaite, l'an I de l'histoire d'une nation ! Comme s'il y avait une sorte d'art français de perdre la guerre. Voici pourquoi nous faisons démarrer notre histoire bien avant, quand les hommes de Cro-Magnon décorent il y a près de 40.000 ans la grotte Chauvet.
"
Extrait de la couverture de la revue "L'Histoire"
(n° 326 de décembre 2007)
A la question : Mais pourquoi l'école a-t-elle enseigné si longtemps nos ancêtres les Gaulois ?, il répond, notamment :"L'école républicaine valorisait surtout les petites patries, celles des régions : elle exaltait beaucoup moins qu'on ne le dit les origines gauloises de la nation. la nostalgie scolaire repose souvent sur ce que les psychologues appellent des faux souvenirs : on pleure la perte de ce que l'on n'a jamais eu. De là une instrumentalisation politique continue ..."
A la question : Pourquoi une histoire mondiale de la France ?, il répond, notamment :" Pour comprendre l'histoire de France, il faut l'intégrer dans une histoire plus large, qui s'inscrit dans plusieurs mondes : le monde gréco-romain méditerranéen, puis la chrétienté latine devenant l'Europe catholique du XVIe siècle, peu à peu gagnée par l'idéal universaliste des Lumières, tandis que le monde finit par se confondre au XIXe siècle avec la Terre tout entière."
A la question : Est-ce aussi l'histoire d'un affrontement avec l'islam ?, il répond, notamment :"Nous ne nous attardons pas sur un autre mythe du légendaire national comme la bataille de Poitiers. Mais en choisissant la date plus sûre de 719 (le partage du butin de Ruscino), on montre que les rapports entre la royauté franque et les minorités musulmanes ne sont pas simplement de pillages et de combats. On essaie de calmer le jeu ... De raconter tranquillement qu'il y a une minorité musulmane depuis bien plus longtemps qu'on ne le croit. Longtemps invisible, à côté d'autres présences minoritaires, juives par exemple. On montre ainsi qu'un des premiers écrivains français est un rabin de Troyes qui s'appelle RACHI, mort en 1105. En même temps, notre histoire n'est pas une histoire irénique. Il y a aussi un article sur la traduction du Coran en 1143, titré L'Exécrable MAHOMET : car c'est ainsi que l'appelait l'abbé de Cluny qui cherchait à le connaître pour mieux le combattre ..."
A l'observation : Vous ne parlez pas de civilisation française ..., il répond, notamment :"Notre histoire mondiale de la France est une histoire laïque. Il n'y a rien de providentiel dans ce récit qui n'évoque jamais la possibilité qu'il puisse y avoir une France éternelle. c'est donc une France incertaine. La dernière date du livre, 2015, est la date à partir de laquelle l'ensemble de cette incertitude se reconstruit, quand le 11 janvier 2015, le monde s'est invité dans les rues de Paris. Ce jour-là, d'une certaine manière, la France, nation parmi les nations, se rappelait qu'elle fut souvent ce pays étrange qui prétendait contenir le monde tout entier ... Depuis la Révolution, la France reste porteuse d'un projet universaliste, celui de la liberté. De la liberté dans le monde."
A l'observation : Il y a des moments où la France a été menacée de disparition ..., il répond, notamment :"Deux évènements peuvent se faire écho : 1420, le traité de Troyes, et la défaite de 1940, comme deux dates qui auraient pu défaire la France. La première correspond à un moment où effectivement le royaume de France aurait pu disparaître dans une union de couronnes entre la France et l'Angleterre - ce qui était une manière très courante en Europe de faire la paix. Il y a eu un moment où le royaume de Castille et le royaume d'Aragon ont été unis et cela s'est appelé l'Espagne. Il y avait pareillement la possibilité d'un royaume commun entre la France et l'Angleterre : cela aurait fait bifurquer l'histoire ... Ce qui est à l'oeuvre en 1940, c'est aussi la possibilité de la disparition de la forme politique République française. On a cherché à pointer ces moments où d'autres avenirs étaient possibles, montrant qu'il fut un temps où la capitale de la France libre n'était pas à Londres mais en Afrique, à Brazaville."
A l'observation : Le fil rouge de notre histoire commune, c'est cette volonté mondiale, il répond, notamment :"Après Louis XIV, après Napoléon, il s'agit plutôt d'un retour à la normale. Les moments où la France en impose au monde sont toujours des moments très brefs et illusoires ... toujours un peu surdimensionnés."
A la question : Serions-nous les grenouilles du monde ?, il répond, notamment :"La France est objectivement une puissance surévaluée. Le texte sur 2011, avec l'arrestation de DSK qui marque notre apprentissage de la transparence comme nouvel impératif démocratique, rappelle que depuis les années 1960 il y a toujours des Français à la tête de la banque mondiale ou du FMI. Ce ne sont pas exactement les performances économiques de la France qui le justifient. On sait que la France est aussi membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU. Elle le doit à ce moment gaullien, génialement idéaliste quand on y songe, une illusion lyrique qui a des conséquences très concrètes puisqu'elle hisse la France dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. C'était un coup de force symbolique, et cette page est en train de se refermer."
A l'observation : Nous avons aussi inventé le terrorisme, la terreur, les attentats anarchistes, la Commune ..., il répond, notamment :"La Terreur de 1794 est la modalité française d'une histoire européenne. mais je vous l'accorde : cette histoire mondiale de la France, même si nous l'avons voulue dépassionnée, plaisante et parfois amusante, est quand même grosse des inquiétudes du présent. Celui-ci est hanté par la question de la violence politique. On a parfois une vision un peu littéraire et romantique des attentats anarchistes de 1892-1894. Mais si on rappelle le nombre de morts et ses implications (les lois scélérates comme les avait baptisées Léon BLUM) on se rend compte des similitudes avec aujourd'hui."
A l'observation : On vous sent prudent ..., il répond, notamment :"Les historiens doivent agir avec tact et prévenance. Leur savoir est rapidement manipulable et possiblement explosif ... Comme dans le film Le Salaire de la peur (1953), ils conduisent un convoi plein de nitroglycérine. A trop les agiter, même des questions anciennes (pensons aux croisades) deviennent inflammables. Voici pourquoi nous nous devons d'opposer régulièrement aux idéologues des appels au calme, c'est-à-dire à la complexité du réel et à la pondération des mots pour le dire."
A la question : Qu'est-ce qui vous inquiète aujourd'hui ?, il répond, notamment :"Notre livre est un livre joyeux, entraînant et grave. A mes yeux, c'est un antidote aux passions tristes, une réponse à tous ceux qui aiment tant se détester - et qui finissent toujours par le faire payer aux autres ..."
A la parution du livre, on a vu une salve d'appréciations très élogieuses que l'on retrouve, notamment, sur le site Wikipédia, lequel donne quelques exemples dans des journaux et revues tels que "Le Point, l'Express, La Croix, Le Journal du Dimanche,, L'Obs, La Dépêche du Midi, La Montagne, Télérama", etc. A l'inverse il cite les critiques des "intellectuels conservateurs de la presse de droite et d'extrême droite", tels que Alain FINKIELKRAUT et Eric ZEMMOUR. Les premiers soulignent "une histoire libérée du cadre nostalgique de ses grandes dates mythiques" (Les Inrockuptibles), on y loue la méthode, les nouveaux points de vue, bref, "une fresque époustouflante, antidote à toutes les pseudo-identités nationales" ("L'Obs"). Les seconds, au contraire, estiment que l'ouvrage serait un "bréviaire de la bien -pensance et de la soumission" et que les auteurs "n'ont que l'Autre à la bouche et sous la plume", mettant en doute "qu'il n'y a pas de civilisation française et que la France n'a rien de spécifiquement français" (FINKIELKRAUT), cependant que l'ouvrage s'inscrit dans une volonté de déconstruction de notre "roman national" et que c'est une histoire où il n'y aurait que des "nomades" ou encore que le parti pris serait que "tout ce qui vient de l'étranger est bon" (ZEMMOUR). L'article de Wikipédia indique ensuite que "la principale critique est venue de l'historien et académicien Pierre NORA" (dans L'Obs). Arrêtons nous, avant de poursuivre, sur la présentation faite par l'article de ces auteurs, en rappelant que FINKIELKRAUT est académicien comme NORA et que le fait de le présenter seulement comme conservateur vise à minorer ou à dévaloriser ses critiques (auxquelles on peut - ou non - souscrire). Le fait, également, d'écrire que la principale critique vient de Pierre NORA veut dire aussi que celles des conservateurs n'ont pas vraiment d'importance et ne méritent donc pas de réponse. Maintenant, voyons ce que dit NORA. Il considère que, souvent, le traitement des sujets relève d'un décentrement volontairement exagéré, minorant les facteurs explicatifs internes à la France. Il reproche à Patrick BOUCHERON d'instrumentaliser le retournement opéré dans les années 1980 autour des questions d'identité et de mémoire dans un but militant, cette Histoire mondiale de la France insinuant que les synthèses antérieures sur l'Histoire de France relèvent du nationalisme. Il déclare que Patrick BOUCHERON est "l'intellectuel savant dont avait besoin une gauche en détresse", l'accusant de privilégier l'engagement politique au détriment de la science et de promouvoir des "dates alternatives" comme d'autres avancent des faits alternatifs, à l'époque de la post-vérité. Les auteurs de l'ouvrage ont répondu dans le numéro suivant de L'Obs, mettant en valeur la formulation de nouvelles questions et la découverte de nouvelles sources, insistant sur le fait que les auteurs se sont appuyés sur des faits avérés. Pour les autres réactions notées sur Wikipédia (consultation des 2 et 3 novembre 2017), nous renvoyons à l'article de ce site qui a le mérite de rassembler beaucoup de témoignages.
Par curiosité, revenons quand même sur les réactions d'Alain FINKIELKRAUT, en reprenant un article qu'il a fait paraître dans le Figaro du 26.01.2017, article intitulé ... "Le tombeau de la France mondiale". Il fait partir sa réflexion de L'Essai sur la France publié en 1930 par l'allemand Ernst Robert CURTIUS : "La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d'elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n'y a qu'en France où la nation entière considère la littérature comme l'expression représentative de ses destinées.". FINKIELKRAUT ajoute alors que la France mondiale, c'est d'abord la France vue d'ailleurs et que celle-ci est une patrie littéraire, notion corroborée par nombre d'autres témoignages. C'est pourquoi, il est effaré de ne voir évoqués dans le livre aucun des grands auteurs (RABELAIS, RONSARD, LA FONTAINE, RACINE, MOLIERE, BAUDELAIRE, VERLAINE, PROUST ...). Sans reprendre tout l'article, il faut, cependant, recopier la critique principale : " Ainsi s'éclaire le sens de monde pour les nouveaux historiens. Mondialiser l'histoire de France, c'est dissoudre ce qu'elle a de spécifique, son identité, son génie propre, dans le grand bain de la mixité, de la diversité, de la mobilité et du métissage. Et c'est répondre au défi par l'affirmation de notre dette envers l'Islam. De manière générale, l'Histoire mondiale de la France remplace l'identité par l'endettement. Ici doit tout à ailleurs. De la France, patrie littéraire, ce qui surnage, c'est la traduction des Mille et Une Nuits par Antoine GALLAND et l'audace qui a été la sienne d'ajouter au corpus original des histoires que lui avait racontées un voyageur arabe venu d'Alep. Instructif aussi est le récit de l'invasion musulmane de 719 à Narbonne, où les cultures se sont mêlées avant que les Francs, hélas, n'arriment par la force cette ville à leur royaume. Ceux qui, en revanche, croient pouvoir mettre au crédit de la France naissante la première traduction latine du Coran par l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable en 1143, sont avertis que cette démarche n'était pas inspirée par la curiosité mais par une volonté de dénigrement. Et peu importe le fait que l'Islam de son côté ne pouvait pas même envisager de traduire les Ecritures saintes des religions antérieures à son avènement. Nos éminents universitaires n'ont que l'Autre à la bouche et sous la plume. Ouverture est leur maître mot. Mais ils frappent d'inexistence CIORAN, IONESCO, KUNDERA, LEVINAS, tous ces étrangers qui ont enrichi notre philosophie et honoré notre lttérature. Car c'est à ce "notre" qu'ils veulent faire rendre l'âme. Leur rejet de toute cristallisation identitaire les conduit à répudier le nous de la continuité historique pour celui, multiracial, de l'équipe "black-blanc-beur" qui a remporté la Coupe du monde de football le 12 juillet 1998. Au nom du combat contre la lépénisation des esprits, les chercheurs réunis par Patrick BOUCHERON vident la France de ce qu'elle a de singulièrement aimable et admirable. Car si Lilian THURAM, Marcel DESAILLY, Zinédine ZIDANE mais aussi BOURVIL, Catherine DENEUVE et Charles AZNAVOUR figurent dans ce grand récit, on ne trouve pas plus la trace de POUSSIN, de FRAGONARD, de WATTEAU, de GÉRICAULT, de DEGAS, de BONNARD ou de BERLIOZ, de BIZET, de DEBUSSY, de RAVEL, de Gabriel FAURÉ que de PROUST ou de LA FONTAINE" etc. La liste des oubliés s'allonge au fil de l'article mais reprenons simplement la conclusion : "Il n'y a pas de civilisation française, la France n'est rien de spécifiquement français : c'est par cette bonne nouvelle que les rédacteurs de ce qui voudrait être le Lavisse du XXIe siècle entendent apaiser la société et contribuer à résoudre la crise du vivre-ensemble. Quelle misère !"
Tous ces articles sont parus en début d'année (2017) mais il est instructif de lire ce qui a été écrit sur le sujet quelques mois plus tard, une fois retombée la fièvre médiatique du lancement du livre. Nous utiliserons un article de Marcel GAUCHET, intitulé : "L'idée que le passé peut être remodelé à volonté est une idée totalitaire" (paru dans Le Figaro du 22.10.2017) et le dossier intitulé : "Faut-il supprimer le roman national ?" du numéro de novembre 2017 de la Revue des deux mondes. Enfin, nous ajouterons quelques mots personnels qui clôtureront cette page.
"Je n'ai pas vu l'extraordinaire nouveauté que certains ont célébrée dans ce livre (L'histoire mondiale de la France) On ne peut pas comprendre l'histoire d'un pays hors de ses relations avec ses voisins proches et ses horizons lointains. L'idée n'est pas nouvelle, heureusement. Que je sache, ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on parle de Christophe COLOMB aux écoliers ! La guerre de Sept Ans, c'est de l'histoire mondiale ! L'idée que l'histoire aurait été racontée sur un mode hexagonal et qu'on l'ouvrirait désormais au grand large est complètement absurde. Les historiens ne font que ça depuis le début du XIXe siècle. Ils le font différemment selon les époques, c'est tout. L'histoire économique du grand commerce atlantique n'est pas la même chose que l'histoire diplomatique du concert des puissances. Quant à BOUCHERON, je pense qu'il faut distinguer son dessein idéologique de l'entreprise elle-même. C'est une collection de vignettes monographiques, certaines excellentes, d'autres médiocres, habillées par un projet politique, disons anti-identitaire, pour faire court. Mais le résultat est identitaire. Le paradoxe du succès de ce livre, c'est que les lecteurs y ont vu le moyen d'approfondir ou de renouveler leur connaissance de la France. Le but initial était peut-être de la dissoudre, mais l'effet est de la renforcer en tant qu'objet digne d'intérêt ... Ça s'appelle la ruse de la raison." (Marcel GAUCHET).
Le dossier (faut-il supprimer le roman national ?) qui se trouve dans le numéro de novembre 2017 de la Revue des deux mondes reprend les éléments précédents en les précisant et les approfondissant. Les auteurs et les titres de leurs articles ou entreriens sont les suivants :
- Pierre NORA : L'histoire en France a été le nerf de l'unité nationale ; entretien réalisé par Valérie TORANIAN et Robert KOPP
- Patrice GUENIFFEY : Les trois grands récits qui ont forgé notre passé
- Maryvonne de Saint PULGENT : L'histoire nationale ... par les cérémonies publiques
- Patrick BOUCHERON ! L'histoire est diverse, plurielle et complexe ; entretien réalisé par Annick STETA
- Robert KOPP : A bas l'histoire de France !
- Olivier GRENOUILLEAU : Au-delà de l'écume médiatique
- Fatiha BOUDJAHLAT : Eduquer l'enfant à l'exigence citoyenne républicaine
- Fabrice d'ALMEIDA : Noblesse de l'histoire grand public
- Laurent WETZEL : Quel enseignement pour l'école, le collège ou le lycée ?
- Sébastien LAPAQUE : Philippe ARIÈ,S : un art de la mémoire
Il n'est, évidemment, pas question de résumer chacune de ces participations et l'on renvoie à cet excellent dossier. Retenons juste, ici, que les critiques sur le livre de BOUCHERON portent, essentiellement, sur le choix des dates-évènements et sur les erreurs ou les insuffisances que l'on peut relever dans certaines d'entre elles. Reprenons quand même deux extraits, l'un par Pierre NORA et l'autre par Robert KOPP :
- "Quant à l'Histoire mondiale de la France, son succès est dû à sa manière de jouer sur tous les tableaux. Je ne lui reproche pas son intention affichée, elle est excellente et je la partage. Il y aurait probablement une vraie histoire mondiale de la France à faire sérieusement. Malheureusement, celle-ci est faite un peu n'importe comment, à la va-vite, avec des articles uniformément trop brefs pour être substantiels parce que, sous le couvert d'une entreprise exigeante et critique, il s'agissait seulement d'intervenir intellectuellement dans la bataille électorale et de mettre en avant une France ouverte et pluraliste contre le renfermement de la droite. Patrick BOUCHERON a du talent et de la culture. Ce que je lui reproche, c'est d'avoir mis son autorité personnelle et scientifique, le prestige et la garantie de sérieux que lui donne son appartenance au Collège de France, au service d'une opération purement politique." (Pierre NORA)
- "Si, pour chacune des dates retenues, il est facile d'énumérer d'autres évènements de portée mondiale que ceux qui sont dévidés, il est également facile de remplacer chacune des dates par d'autres, non moins significatives. Autant dire que la liste proposée ne fait pas sens et qu'elle vaut toutes les autres. Il ne s'agit pas d'une alter-chronologie mais d'une chronologie du nimporte quoi. Enfiler des perles ramassées au hasard de quelque flânerie sur l'axe du temps ne fera jamais un livre d'histoire, tout au plus une sorte de cadavre exquis. Ce volume est à un livre d'histoire ce qu'un manuel de Scrabble est à une étude littéraire. Ce choix totalement arbitraire des dates suggère que chacun, désormais, composera une histoire selon son goût et ses préférences et que tous les parcours se valent. C'est le contraire même de l'histoire, dont Johan HUIZINGUA disait qu'elle représentait la manière dont une civilisation prend conscience d'elle-même et se rend compte de son passé." (Robert KOPP)
Conclusion sur la page, depuis "les premiers temps du principat français" jusqu'aux derniers évènements de 2017 |
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