Les contes et légendes du Pic Saint-Loup



Savoir comment vivaient nos ancêtres, quel était le cadre de leur existence, de quelles émotions et de quels rêves ils animaient les moments que les urgences de la survie laissaient au répit, ont toujours été des questions attirantes même pour le plus positiviste de nos contemporains. Jusqu'ici l'archéologie offrait des réponses à ces questions. Mais le plus souvent ses enseignements se limitaient au domaine matériel et ce n'est qu'exceptionnellement que les historiens et préhistoriens se sont aventurés dans une tentative de reconstitution des mentalités et plus particulièrement de l'imaginaire. Cependant, depuis quelques décennies, on cherche à connaître aussi l'environnement imaginaire des hommes et des sociétés d'autrefois. La mythologie conçue au-delà de la collection des croyances, rites, contes et légendes, comme une étude des grands rêves qui ont permis à l'homme de se situer dans son univers, est souvent susceptible d'apporter sur les paysages et les peuplements antiques et préhistoriques des lumières qu'on demandera à l'archéologie, à l'histoire et à d'autres disciplines rétrospectives de mettre à l'épreuve, voire de corroborer. "BEAUVAIS 2000. Deux mille ans de Plan d'Occupation Sacrée des Sols. Essai d'étude de géo-mythologie.", par Henri FROMAGE. Centre d'Etudes Picardes de l'Université Jules Verne XLVIII (DUMAS Imprimeur. Saint-Etienne, 2000).


M. Henri FROMAGE
(ancien président de la société de mythologie française)
Archives de Mme Sonia FROMAGE





1/ Les trois Ermites :

La version de Marcel BARRAL et Charles CAMPROUX
La version de Jacques LACROIX
La version d'Edmond TEISSIER
La version de l'abbé E. BOUISSON
La version de Philippe HUPPÉ

2/ Le dernier ermite (Edmond TEISSIER)
3/ Les marmites du duc de ROHAN (Edmond TEISSIER)



Proverbes, dictons et histoires fabuleuses



1/ Les trois Ermites

a) La version qui se trouve dans "Contes et légendes du Languedoc" de Marcel BARRAL et Charles CAMPROUX (Fernad NATHAN, éditeur, collection des contes et légendes de tous les pays 1951)

Page de couverture du livre
"Contes et légendes du Languedoc"



Le sire de ROQUEFEUIL était mort de chagrin, quelque temps après sa femme, en laissant trois fils. Avant de mourir, il les avait confiés à FERRÉOL, son majordome, vieux et fidèle serviteur, tout dévoué à la famille. Et celui-ci s'était donné tout entier à sa tâche : il avait élevé les enfants de feu son maître et en avait fait des hommes pieux, sages et forts. Les trois frères, en effet, étaient connus pour leurs hautes et remarquables qualités ; à la ronde, les filles à marier se plaisaient à vanter leurs mérites et leurs vertus.

Guiral était l'aîné. C'était un chevalier parfait. Dès son jeune âge, il s'était adonné aux exercices qui assouplissent les muscles, donnent du souffle et font l'oeil et les bras habiles. Impétueux, fougueux, ardent, il n'avait pas son pareil dans les tournois et les joutes. Aussi quand il apparaissait dans la lice, sur son blanc destrier, les dames, sur les échafauds où claquent au vent les banderoles, applaudissaient en reconnaissant ses armes. La chasse était son plaisir favori : tout le "saint-clame" du jour, il errait par monts et par vaux, à travers champs, prés et vignes, armé de l'épieu ou de l'arc et suivi d'une meute de chiens, soit qu'il pourchassât le sanglier, soit qu'il courût, dans les profondeurs ténébreuses des forêts, les cerfs agiles.

Sulpice, le cadet n'était pas, lui non plus, sans mérites. D'abord, il était beau avec son visage aux traits réguliers et fins, encadré par des cheveux blonds qui lui donnaient l'air d'une fille. Ensuite, comme il était le puîné et peut-être destiné à l'église, il s'était de bonne heure consacré à l'étude : un moine de Saint-Pierre-de-Nant, l'abbaye voisine, lui avait appris à déchiffrer les grimoires latins et à tracer sur des parchemins, d'un pinceau léger, les lettres que le minium rehausse et qu'enjolivent les verts fuyants, les jaunes éclatants, les bleus profonds et les ocres veloutés et chauds. Il avait appris les arts libéraux, rhétorique, grammaire, dialectique, philosophie, musique. Il savait, comme les troubadours, limer patiemment les vers, tourner savamment les strophes d'une chanson ; et il ne dédaignait pas de chanter, dans les cours que président les dames, sensible aux louanges et heureux d'évoquer les fins sentiments qui font frémir les coeurs.

Alban était le plus jeune. Il n'avait reçu en partage ni la force physique, ni les grâces de l'esprit ; mais en revanche, le ciel s'était plu à le doter d'un coeur simple et bon. Il était à cause de cela, connu de tous les pauvres gens des villages et des hameaux, et en ses yeux se lisaient la charité et l'amour du prochain qui font, comme chacun sait, les bienheureux et les saints. Et, à défaut de prestance et d'esprit, les jeunes filles admiraient en lui sa douceur angélique qui ferait de lui, sans doute, un époux fidèle et aimant.

Et c'est ainsi que, bénis de Dieu, sous la main du sage FERRÉOL avaient grandi en force, en sagesse et en vertu les trois fils du sire de ROQUEFEUIL, dans son château d'Algues qui domine la Dourbie et sa fertile vallée. Non loin de là, sur un énorme rocher dénudé, entre Dourbie et Trévezels, se dressaient les murs imposants du castel de Cantrobe. Là vivaient à cette époque le seigneur de ces lieux, son épouse et Berthe, leur unique enfant. Sa jeunesse florissante et sa beauté parfaite faisaient de la jeune fille une héritière recherchée.

Le château d'Algues (dit aussi de Roquefeuil), commune de Nant. Ce château-fort, antérieur au XIIIe siècle, est situé sur un pic dominant le village de Saint Jean au dessus du confluent de la Dourbie et du Roubieu à l'est de Nant. Il ne reste que quelques murs. Ancien chef lieu de la famille ANDUZE ROQUEFEUIL avant son transfert à Meyrueis. En 1367, il fut assiégé par les routiers et défendu avec succès par Arnaud de ROQUEFEUIL. (...) Les calvinistes s'y réfugièrent lors des guerres de religion et Richelieu le fit détruire en 1629.

Le château de Cantobre, commune de Nant. Le château de Cantobre était très ancien et apparaît dès 1050 où les frères GALTIER prirent le nom de seigneurs de Cantrobe. En 1213, c'est Arnaud de ROQUEFEUIL qui reprit les droits sur Cantrobe. Ce château s'élevait sur le gros rocher qui domine la Dourbie et le Trévézel. Son enceinte couvrait le rocher principal et d'autres tours étaient construites sur les autres rochers. Tout le village était donc dans l'enceinte intérieure. En 1569, il était une place forte huguenote. En 1676, il était le refuge de faux monnayeurs et fut rasé à la suite des meurtres perpétrés par son seigneur Jean de FONBESSE.

Références : ces extraits se trouvent sur le site Internet "Vivre au pays des grands causses", rubrique "Patrimoine : Châteaux, monuments et demeures d'Aveyron". Ces extraits sont eux-mêmes tirés du livre dictionnaire des châteaux de l'Aveyron, tomes 1 et 2, de Raymond NOËL. Editions Subervie, publié en 1971, préface de Jacques BOUSQUET, illustration de Jean-Marie PAGÉS.


Souvent les trois frères rendaient visite à leurs voisins. Guiral, au cours de ses chasses, s'ingéniait pour trouver sur le chemin du retour le manoir de Cantobre ; et il faisait porter, au passage, par son écuyer, les plus belles pièces de venaison, le plus beau gibier qu'il avait tué. Aussi le sire de Cantobre caressait-il dans son coeur le secret désir de faire de lui son gendre et acceptait-il favorablement les présents. Sulpice, lui-aussi, venait souvent au château. Il "déclinait" en s'accompagnant de la vielle les "cansons" qu'il avait trouvées : tantôt c'était un chevalier qui vantait les beautés de sa dame et se plaignait de sa rigueur, tantôt c'étaient deux amants que le guetteur du haut de la tour, avertissait du retour de l'aube et qui, dolents et se lamentant, se séparaient. Et c'est pourquoi la châtelaine souhaitait, au fond de son coeur, qu'un "trouvère" si habile et si docte fût un jour le mari de sa fille. Alban, lui, ne venait à Cantobre que pour soulager les pauvres serfs et les soigner. Et Berthe, comme lui charitable, le suivait dans les visites qu'il faisait aux chaumières, vidant son escarcelle et laissant couler de son coeur aimant les douces paroles qui calment les misères autant que les mailles et les sols.

Un jour il y eut fête au château de Cantobre : les maîtres de ces lieux donnèrent, à l'occasion des dix-huit ans de leur fille, un somptueux festin et y convièrent les nobles gens du voisinage. A vrai dire ils espéraient bien que, ce jour-là, on leur demanderait la main de Berthe ; et chacun d'eux en secret faisait des voeux pour que le favori de son coeur fût aussi celui qui ferait la demande et serait agréé. De tous les coins du pays vinrent nobles seigneurs et gentes dames, montés sur leurs palefrois et leurs haquenées : les serviteurs les suivaient, avec leurs mules chargées de riches cadeaux. Et dans le matin frais où retentissaient le bruit des pas et les tintements joyeux des "esquilles", les cortèges gravissaient le chemin roide et tortueux qui menait sur les hauteurs rocheuses du castel de Cantobre. Guiral, Sulpice et Alban ne furent pas les derniers ; ils eurent la joie de voir leurs présents agréablement reçus par leurs hôtes et leur fille.

Après la messe, commença le repas. Les mets étaient servis dans des plats d'argent : c'étaient des quartiers de viande, du gibier de toutes sortes, de nombreuses volailles ; les truites de la Dourbie, les écrevisses du Trévezels donnaient au menu sa variété. Des serviteurs emplissaient les hanaps de vin de la Prade ; d'autres coupaient dans de larges miches, des tranches de pain blanc, sur lesquelles on étalait les morceaux de venaison et les poissons. Pour finir on apporta une énorme fougasse cuite au four et croustillante. Tard dans l'après-midi, s'acheva la fête ; et le soleil déclinait déjà derrière les rochers des Cuns, quand les invités s'en allèrent, après force embrassades et cris joyeux. Seuls Guiral, Sulpice et Alban, familiers de la maison, restèrent à Cantobre.

Berthe s'était isolée. Du haut de la plateforme qui domine la vallée, elle regardait descendre les cortèges dans l'ombre des montagnes qui s'allongeait. L'air était serain et doux ; à travers les feuillages, l'eau de la Dourbie étincelait, et par place, entre les berges rocheuses et nues, le ciel mauve et les nuages roses s'y reflétaient, calmes et immobiles. Les derniers grelots allaient décroissant dans l'ombre bleue des vallées. La jeune fille, fatiguée, un peu, par les bruits de cette journée, se laissait prendre à la douceur suave de l'heure. Elle se mit à interroger son âme : lequel des trois frères voudrait-elle pour mari de préférence aux autres ? Guiral, le fier chevalier ? Sulpice, le docte poète ? Alban, le charitable ? Elle n'aurait su le dire. D'ailleurs ce n'était qu'un jeu et une songerie, car elle était prête à se soumettre à la volonté de ses parents. Or, tandis qu'elle agitait doucement ces pensées en son âme, les yeux perdus dans la vallée, Alban s'était glissé près d'elle : il observait en silence ; mais quand elle se retourna, il fut à ses genoux et lui baisait les mains.

- Berthe, lui dit-il, d'une voix qu'il essayait de rendre ferme, je voudrais obtenir de votre père une faveur si grande qu'il faudrait que vous m'aidiez près de lui ... Voulez-vous, très douce amie, appuyer ma demande ?...

La jeune fille le fit relever. Elle répondit en souriant, heureuse de rendre service.

- Parlez, Alban, parlez. J'interviendrai auprès de mon père, quoi que vous demandiez ; et, je suis bien sûre que, s'il est en son pouvoir, cette faveur vous sera accordée.

- Eh bien ! dit le jeune homme...

Il hésitait. Il lui prit la main et il continua, rougissant :

- Eh bien ! Berthe, demandez à votre père, pour moi, la main de sa fille !...

Berthe rougit elle aussi. Elle retira sa main de celles du jeune homme. Ses yeux s'étaient emplis d'une clarté subite. Sans répondre, elle regardait la première étoile qui brillait dans le ciel pâle, à peine encore, au ras du roc nantais.

Puis au bout de quelques instants :

- Je vous promets, Alban, répondit-elle, de m'acquitter de cette mission...

Tandis qu'ils redescendaient tous les deux de la terrasse, ils aperçurent, dans la cour, Guiral qui parlait au seigneur. Celui-ci souriait en l'écoutant. Ils n'entendirent que les dernières paroles. Le sire de Cantobre répondait à Guiral.

- S'il ne tenait qu'à moi, Guiral, l'affaire serait faite ! Ayez bon courage !...

Et quand Berthe et Alban pénétrèrent dans la grande salle, ils trouvèrent Sulpice auprès de la châtelaine. La bonne dame de Cantobre rayonnait de joie.

- J'intercèderai pour vous, beau doux sire, disait-elle ; vous pouvez compter sur moi !...

Le soir, après une brève veillée, les hôtes se séparèrent. Le sire, sa femme et sa fille se trouvèrent seuls, dans la vaste chambre qu'éclairait la lueur vacillante du feu. Berthe restait silencieuse. Le seigneur était pensif et préoccupé ; la châtelaine rêvait. La jeune fille n'osait troubler le silence. Parlerait-elle ?... Il le fallait puisqu'elle avait promis. Elle fit un effort pour surmonter sa timidité et, au moment où son père et sa mère allaient se retirer derrière les courtines du vaste lit, elle s'approcha d'eux.

- Père, dit-elle, toute tremblante, j'ai accepté ce soir une mission dont il faut que je m'acquitte.

- Parle, ma fille, et n'aie point de crainte.

- Alban, reprit-elle, m'a chargée de vous demander par ma bouche si vous consentiriez à lui donner ma main.

Le sire tressaillit, étonné. Il eut l'air embarrassé.

- Guiral, reprit-il, m'a demandé aujourd'hui même si je le voulais pour gendre !...

- Et Sulpice, ajouta la mère, tout émue et rougissante, m'a prié d'intercéder pour lui, auprès de vous, messire !... Il prétend lui aussi devenir l'époux de Berthe !...

Le silence retomba, plus profond. La jeune fille baissait la tête. Le sire de Cantobre regardait sa femme. Sa préférence pour Guiral le gênait. Il savait celle de sa femme pour Sulpice. Et il aimait assez sa fille pour ne pas lui imposer un mari, et lui faire de la peine.

- Que faire ? disait-il d'une voix grave et troublée ; que faire ?... Ne vaudrait-il pas mieux, belle douce amie, que Berthe choisisse d'elle-même ?

Choisir ? Le pouvait-elle ? Voilà que pour Berthe, se posait cette fois, d'une manière réelle, ce problème du coeur qui l'avait, un instant, tourmentée. Elle hésitait et restait silencieuse. Peut-être, préférait-elle Alban ? Mais c'était un sentiment si ténu, si léger qu'il valait mieux taire cette préférence. Et la pudeur lui recommandait de le tenir secret. Du moins le croyait-elle ...

- Mon père, répondit-elle, mes désirs seront les vôtres !...


Le lendemain matin le sire de Cantobre trouva Guiral dans la cour : il allait partir à la chasse. Déjà son cheval piaffait et tirait sur la bride que tenait un écuyer.

- J'aurais bien voulu, Guiral, lui dit le seigneur, t'apporter une réponse favorable. Mais ...

- Berthe me refuse donc ? repris Guiral pâlissant.

- Mais par une cruauté du destin tu as deux rivaux ! Deux autres prétendent à la main de ma fille ; et, Guiral, ils ont autant de droits que toi à son amour et à notre affection ...

- Ce sont donc mes ...

- Tes frères ! Tu le vois toi-même, Guiral !...

Guiral baissait la tête : il se mordit les lèvres. Mais son dépit se fut vite calmé.

- Que Berthe choisisse donc !

Illustration du livre
"Contes et légendes du Languedoc"


- Ma fille, reprit le sire de Cantobre, ma fille ne veut pas choisir. Elle s'en remet à ma volonté. Mais, Guiral, tu le comprends bien, je ne puis, moi non plus, décider ...

Il se fit un silence. On entendait le cheval piaffant d'impatience : il hénit longuement. Des martinets, en bandes folles, tournoyaient autour du donjon. Le ciel était bleu.

Le seigneur reprit au bout d'un moment :

- Vois-tu, Guiral, s'il n'avait tenu qu'à moi seul, c'est toi qui aurais été mon gendre. Mais il y a Sulpice et Alban : je ne voudrais en aucune manière leur faire de la peine ou du tort ! J'ai bien réfléchi cette nuit. Un seul arbitre peut dénouer ce différend ; et cet arbitre, c'est Dieu !... Allons avec tes frères, au monastère de Nant, consulter le vénérable Dom Bernard, notre parent. Nous suivrons ses conseils car c'est un homme sage et prudent ; et je suis sûr que Dieu parlera par sa voix.

- Ainsi soit fait, dit Guiral : remettons-nous à la décision de Dieu !

Ils partirent aussitôt et arrivèrent bientôt devant les murs de la ville. La herse du Portalet s'abaissa ; ils franchirent la porte et à travers les étroites "carrières" pavées où retentissaient les pas de leurs chevaux, ils gagnèrent le cloître. La lourde porte s'ouvrit pour eux ; puis, dans le silence du monastère, le frère portier les conduisit à la cellule du Révérend Père Abbé, Dom Bernard de Nant.

C'était un vieillard vénérable que courbait le poids des ans. Il était à genoux sur un prie-Dieu. Sa figure émaciée témoignait d'une vie de pénitence et d'austérité. Une barbe chenue descendait, en longs flots, sur la bure grossière de sa robe que serrait à la taille une corde nouée. La cellule était nue, avec ses murs blanchis à la chaux ; au-dessus d'un lit de sangles était accroché un crucifix en bois noir.

Le sire de Cantobre s'expliqua. Les trois frères, saisis de respect, restaient immobiles et silencieux. Et tandis qu'il écoutait, l'abbé de Nant caressait sa longue barbe blanche de sa main amaigrie où saillaient des veines. Quand le seigneur eut fini de parler, Dom Bernard se leva.

- Mes fils, dit-il aux trois frères, il faut toujours se soumettre à la volonté d'En-haut. Soyez dociles et humiliez-vous ! Dieu pourvoira à tout. Vous allez vous retirer dans la chapelle et prier. Ce soir, par la consultation des Livres Saints, nous saurons ce qu'il veut de vous. Et vous n'aurez plus qu'à faire selon son ordre ...

Dans la calme fraîcheur du lieu saint, Guiral, Sulpice et Alban se sont retirés. Ils sont abîmés dans la prière. L'obscurité et le silence calment leurs coeurs tourmentés ; une paix ineffable envahit leurs âmes. Au fil du jour, les heures se sont écoulées. Voici que l'ombre du soir envahit les voûtes et les rend plus profondes ; et les cloches du campanile ont appelé les moines à la prière des vêpres. Ils sont entrés en longue procession, et se sont venus asseoir en leur place, dans les stalles du coeur. Les cierges brillent dans la pénombre : on aperçoit, à leur lueur vacillante, les capuchons bruns qui cachent des visages effacés pour toujours du monde ...

Cependant Dom Bernard avait pris place, près de l'autel, sur son siège abbatial. Sur un signe, le frère sacristain approcha un lutrin sur lequel était placé un gros bréviaire. L'abbé de Nant, sa crosse de bois à la main, mitre en tête, fit d'abord venir Guiral, dans le coeur, devant le maître-autel.

- Mon fils, lui dit-il, c'est à toi de commencer, car tu es l'aîné. Promets avant toute chose, sans réticence, de te soumettre à la volonté de Dieu. Tu vas ouvrir ce livre et tu liras les premiers mots du premier verset qui se présentera sur la page de droite.

- Mon père, je jure d'obéir, sans réserve et en toute soumission à la volonté du Très-Haut.

Ayant dit ces mots, Guiral, d'une main ferme ouvrit le bréviaire. Son index se posa sur la première ligne du premier verset et il lut :

- Dominus pars ...

- Le Seigneur sera ton partage, Guiral, dit l'abbé dont la voix résonnait sous les voûtes. Et tu as promis ! Soumets-toi !

Guiral courba la tête. Il ferma un instant les yeux. Tout son passé, toute sa gloire, tous ses rêves s'évanouirent. En lui, soudain, avait brillé la grâce divine ; son coeur s'était vidé de toute passion humaine. Il se sentait pur et fort ; et il dit :

- Je renonce à Berthe ! Je renonce au monde. Le Seigneur sera mon partage ; et je me ferai ermite !...

Et il se laissa tomber devant l'autel, comme mort, sur les dalles froides du coeur.

Sulpice s'approcha à son tour. Sa main trmblait en effleurant les tranches rugueuses du livre fatidique. Son index se glissa entre les pages et tout grand, le livre s'ouvrit, comme une bouche qui va parler. Au sommet de la page, commençait le verset dont la première lettre était ornée d'un entrelac de feuilles de vigne : au milieu d'un grand V, le roi Salomon, vêtu d'un manteau bleu, tenait une harpe. Sulpice fut ébloui un instant ; puis il se remit et d'une voix cassée, il lut :

- Vanitas vanitatum.

- Vanité des vanités, murmura l'abbé, tout n'est que vanité, sauf l'amour de Dieu seul !

Sulpice avait baissé la tête, comme sous le coup d'une sentence. Il songeait à tout ce qu'il avait appris, à toute sa science, aux mille poèmes qu'il portait en son âme. Puis s'humiliant soudain, et frappé par la grâce céleste, il ajouta en se prosternant devant l'autel :

- Vanitas vanitatum ! Je renonce à Berthe. Je n'aimerai que Dieu seul. Et je me ferai ermite !...

Alban sera-t-il donc l'élu ?

Alban se tenait à son tour devant le pupitre. Des sentiments divers agitaient son âme. Serait-il possible que ce fût lui l'élu ? Et l'espérance qui l'effleurait de son aile, faisait frémir son coeur et trembler son doigt. Le livre s'ouvrit de nouveau et révéla son secret.

- Quid prodest homini ...

Et l'abbé, l'arrêtant, de continuer :

- A quoi sert à l'homme d'entasser des richesses et de croire au monde ? L'amour de Dieu seul est utile, car il est seul éternel.

Or Alban rougissait soudain de son espoir égoïste et de ses folles illusions. Et voici qu'il retrouvait soudain son coeur charitable et aimant.

- J'imiterai mes frères et je servirai Dieu. Je me ferai ermite.

Et à son tour, il se prosterna la face contre terre.

Alors une poignée de cendre fut jetée sur leurs têtes, pour marquer qu'ils étaient désormais morts au monde et à la vie des hommes. Et Dom Bernard, l'abbé de Nant, revenant vers l'autel, entonna le Te Deum.

Le lendemain, les trois frères retournèrent au château d'Algues. Ils vendirent leurs biens, récompensèrent Ferréol leur vieux serviteur, et toute la maisonnée ; puis ils distribuèrent l'argent aux pauvres et se séparèrent.

Guiral remonta la vallée de la Dourbie jusqu'à la source et vint s'établir sur une des cimes neigeuses des cévennes, au rude climat, n'ayant pour tout bien qu'un plat d'argile et un gobelet d'étain. Et il passait ses jours dans un jeûne austère pour expier ses péchés passés et la vaine gloire du monde à laquelle il avait cru.

Sulpice descendit le long de la Dourbie et remonta ensuite le Trévezels. Il se retira non loin de Cantobre, dans un ravin touffu. Il n'avait emporté avec lui qu'un livre d'heures, jadis copié et enluminé de sa main. Au long des jours, il méditait dans la solitude, composant des vers qu'il n'écrivait jamais et dans lesquels il chantait ses extases mystiques et le parfait amour.

Alban ne voulut pas s'éloigner de son pays : il resta près de Nant, sur une hauteur boisée qui ferme la vallée, au midi. Dans le flanc rocheux de la montagne, il se creusa un refuge qu'il ferma de branchages et de rameaux. Il ne possédait qu'un crucifix d'ivoire qu'il arrosait de ses larmes : il pleurait l'égoîsme amer qui lui avait un instant fermé le coeur et fait oublier, dans une folle espérance, la charité et l'amour du prochain.

Berthe fut, elle-aussi, touchée par la grâce. Elle alla frapper à l'abbaye de Nonenque et passa ses jours sous le voile de la nonne, inconnue et pleine de piété, heureuse pourtant au souvenir du beau sacrifice qu'avait causé son amour.

Avant de se séparer ici-bas, Guiral, Sulpice et Alban s'étaient promis d'allumer, chaque année, le soir de Pâques, un vaste feu, sur les trois hauteurs qu'ils allaient habiter : ce serait le seul lien qui les unirait désormais et le seul signe de vie qu'ils se donneraient.

Ainsi chaque année au jour de Pâques, Guiral entassait sur le cime du mont cévenol des branches de châtaignier ; Sulpice gravissait le Martoulet et il venait près du Roc nantais faire un vaste bûcher ; et Alban sur sa montagne préparait le bois mort. Puis, quand la nuit était tombée, à l'heure où perçaient les premières étoiles, les trois ermites, sur leurs trois hauteurs, allumaient leurs trois feux. Chacun regardait, au loin, briller le bûcher de ses frères et les flammes du souvenir. Elles rutilaient, dans la nuit pascale, comme des rubis scintillants et, à l'aube, elles s'estompaient dans la douce lueur du jour.

Il en fut ainsi durant de nombreuses années. Mais un soir de Pâques, il n'y eut que deux flammes qui s'allumèrent : le ciel resta vide et noir du côté des Cévennes. Guiral était mort.

L'année suivante, Sulpice ne monta pas du creux de sa ravine et Alban fut seul à venir allumer son feu et interroger l'horizon assombri et désert.

Enfin lui aussi s'endormit dans la paix vive du Seigneur. Mais comme les trois feux avaient brillé souvent sur les trois montagnes, le souvenir se conserva des trois ermites. Et c'est pourquoi les trois sommets où tant de fois ils vinrent, ont conservé leur souvenir et leurs noms. Et cette vieille histoire du temps passé, les vieilles "mamettes" du pays nantais la racontent encore quand, par les soirs d'hiver souffle le vent du nord, la bise âpre des Causses, que les anciens appelaient "la dame de Cantobre".




1/ Les trois Ermites

b) La version qui se trouve dans"Récits et contes populaires du Languedoc", réunis par l'ethnologue Jacques LACROIX dans les pays de l'Hérault (éditions Gallimard, collection "Récits et contes populaires, 1978)

Page de couverture du livre
"Récits et contes populaires du Languedoc"



"Au Moyen Age vivaient à St-Martin-de-Londres trois hommes riches amoureux d'une même femme : Loup, Guiral et Clair. Ayant avoué leur passion à la dame et cette dernière leur ayant répondu qu'elle épouserait le plus glorieux, tous les trois partirent à la guerre. Quelques années plus tard tous les trois revinrent couverts de gloire mais inutilement car la dame était morte pendant leur absence. Fous de chagrin, ils décidèrent d'un commun accord de vivre en ermites. Ils montèrent chacun sur l'un des trois pics formant un triangle autour du village. Chaque année à Noël, ils allumaient un grand feu que l'on voyait de la plaine et qui signalait leur présence. Un Noël, il n'y eut plus que deux brasiers, puis un seul, puis aucun : les trois ermites étaient morts. En hommage à leur courage on appela les pics par leurs noms. Celui sur lequel vivait Guiral s'est appelé Saint-Guiral, il est situé près du mont Aigoual. Celui sur lequel vivait Loup est devenu Saint-Loup, il se trouve à côté de Montpellier. Celui sur lequel vivait Clair est devenu Saint-Clair, c'est au pied de ce pic qu'est bâtie la ville de Sète." (version de J.L. ROUYRE, Saint-Martin-de-Londres (L.L.R., 1971, 28/29.)



1/ Les trois Ermites

c) La version d'Edmond TEISSIER (1936 ?).

"Si vous voulez connaître l'origine du Pic St-Loup, écoutez. C'est un vieux conte venu du fond des âges, aussi précieux qu'un vénérable manuscrit à la couverture de basane, tabac d'Espagne, merveilleusement patinée, aux admirables caractères gothiques, aux enluminures délicates et naïves et aux ravissantes lettrines où le vieil or compose avec les filets verts et rouges, la plus délicieuse des arabesques en marge des feuillets du parchemin jauni, criblés de moisissures. Je l'ai bien des fois entendu moi-même, vers le début de ce siècle, au coin des âtres rustiques de mon pays et je l'ai écouté souvent aussi de la bouche de François SABADEL, un pâtre d'une autre époque, à longue barbe blanche et guêtres "à cuiller", qui traînait dans son vieux sac de cuir, luisant de crasse, une antique géographie FONCIN, non moins crasseuse, qu'il savait à peu près par coeur.

Si vous ne faites pas fi d'un peu de surnaturel, imaginez à ma place un fantôme de trouvère qui vous en psalmodie les vers tout en pinçant son rebec. Recrééz dans leur splendeur les grandes salles ruinées du château de Montferrand. Assemblez devant l'immense cheminée où flambe le tronc d'un chêne, les châtelains, le grand veneur, l'écuyer, le chapelain, le fauconnier et les pages qui écoutent ravis, le menton dans la main. Faites crépiter les torches de résine, dont les flammes dansantes projettent de grandes ombres sur les murailles tapissées de cuir de Cordoue. Dehors la bourrasque hurle. Entre deux coups de vent qui ronflent aux poivrières, entendez le guetteur réciter à haute voix les litanies pour ne pas s'endormir : Sainte Marie ! Priez pour nous ! Saint Joseph ! ...

Et maintenant, oyez ! oyez !

Dans le château d'Esparron qui défendait la vallée du Vigan en Cévennes, vivait une mère et ses trois fils. La mère, noble Dame Renaude, était la veuve du valeureux comte Renaud d'Esparron, mort en pleine jeunesse, dans la force de l'âge. Elle achevait sa vie au milieu de ses enfants et leurs dispositions naturelles lui laissaient espérer qu'à l'exemple de leur père, ils deviendraient des chevaliers accomplis en qui s'incarneraient les traditions les plus pures de vaillance et de noblesse.

Et pourtant jamais frères ne furent aussi dissemblables : Loup, l'aîné, était un ardent chevalier aux cheveux châtain ; Guirald, le puîné, vigoureux gaillard, brun, "de peau et de poils", avait des yeux de jais qui lançaient des éclairs ; quant à Alban, le cadet, aux cheveux blonds comme l'aube vermeille, il avait la taille bien prise et les manières délicates. Au reste, ils étaient tous trois de bons et gais compagnons, friands de grands coups d'épées, et excellaient à détailler, tout en pinçant les cordes de la lyre, les couplets du rondel qu'ils ne manquaient pas de dédier à la "Dame de leurs pensées", assurément "belle et tendre", du moins dans leur imagination.

Hélas ! il arriva qu'un jour, Dame Renaude, leur mère, sentant sa fin prochaine, réunit ses trois fils et, après avoir désigné Loup, en qualité d'aîné, pour succéder au défunt comte Renaud, leur déclara qu'elle quitterait en paix cette vallée de misères et de larmes, s'ils lui donnaient la joie suprême de se marier avant sa mort. Et parmi les vertueuses châtelaines de la contrée, elle leur conseilla de faire leur choix.

Or, à cette même époque, se dressait de l'autre côté de la montagne, vers le sud, la masse imposante et fière du château de Rogues. C'est à l'abri de ses remparts épais que vivait seule une belle et jeune orpheline "au teint de lys, au col de cygne et à la taille de guêpe". Elle s'appelait Irène. La blonde Irène de Rogues joignait à l'attrait de sa gracieuse personne les plus rares qualités de coeur. Noble héritière du comte Arnaud de Rogues et d'Ermessende, sa femme, tous deux "gisant sous lame devant l'autel de la petite église paroissiale de Rogues, l'existence qu'elle menait dans le manoir ancestral la laissait souvent en "moult grand peine".

Et voilà qu'une nuit, sans prévenir ses frères, Loup, l'aîné, courut à Rogues trouver celle qu'il aimait secrètement et lui avoua son amour.

Irène se montra très sensible aux touchantes paroles de Loup, mais demanda cependant à réfléchir pendant quelques jours sur la décision à prendre.

Fort heureusement, car Loup avait à peine pris congé que Guirald, le puîné, se présenta à son tour avec les mêmes desseins que son frère aîné.

Guirald d'ailleurs, n'est-ce-pas curieux, précédait de peu Alban, le plus jeune, venu lui-aussi témoigner sa foi et ses serments à la douce et riche héritière.

Et plusieurs semaines durant, Loup, Guirald et Alban persuadés qu'ils avaient chacun l'inestimable bonheur d'avoir su toucher le coeur d'Irène, lui rendirent nuitamment de fréquentes visites au cours de l'été de 1095 qui, espéraient-ils, ne s'écoulerait pas sans les unir à "la Dame de leurs pensées".

Comme vous le supposez, de nombreux et magnifiques cadeaux s'amoncelaient chaque fois aux pieds de la jeune châtelaine : fleurs, poèmes, sachets d'ambre gris, flacons d'eau de rose, anneaux d'or incrustés de pierres précieuses, témoignages éloquents du bréviaire d'amour.

Si entre frères qui s'aiment beaucoup de choses peuvent se partager, il en est une pourtant qui ne saurait suivre cette commune loi : c'est le coeur d'une Dame.

Imaginez donc le déchirement de la malheureuse Irène dont tout l'être tressaillait également d'un doux émoi pour chacun des trois frères et qui ne pouvait hélas !, vous le comprenez aisément, se déterminer à fixer son choix.

Cependant, il lui fallait prendre une décision. Or, c'était justement l'époque où le pape Urbain II, venu à Clermont-Férrand, et Pierre l'Ermite à travers les campagnes, prêchaient la Croisade. En écho à ces appels, Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse, sonnait le ralliement de tous ses vassaux du Languedoc.

Dans son château de Rogues, Irène invita les plus nobles familles des Cévennes à un grand tournoi dont trois jeunes seigneurs devaient se disputer le prix. Et, secrètement, elle chargea son chapelain de dire à chacun des trois frères qu'elle lui accorderait sa main, s'il restait vainqueur et maître de la lice.

Le jour du tournoi arrive. Par des chemins différents et, sans être vus, Loup, Guirald et Alban se présentent au château de Rogues portant les couleurs de la belle : mi-parti blanc, mi-parti-vert : la pureté de l'espérance. Ils se reconnaissent, juste Dieu ! Alors au milieu de l'émotion et des vivats de l'assistance, Irène de Rogues prend trois croix rouges brodées de sa main, en offre une à chacun des trois frères et promet de donner son coeur à celui qui, au cours de la Croisade, aura su s'en montrer le plus digne par son courage et sa vaillance. Dans l'esprit des trois frères, ces flammes n'étaient-elles pas aussi le symbole de leur amour toujours plus ardent pour la châtelaine endormie ?

Cette décision fut accueillie avec satisfaction car, faut-il le dire, la chose ayant fini par transpirer, il apparaissait à tous que c'était là le dénouement le plus inattendu et le plus heureux qu'on pût souhaiter à une situation aussi délicate.

Et le soir, aux veillées, dans leurs pauvres chaumières et leurs masures misérables, les serfs et les vilains en éprouvèrent bien du soulagement.

Après avoir salué une dernière fois dans son château d'Esparron noble Dame Renaude, leur mère, qui meurt avant leur départ en Terre Sainte, les trois chevaliers se joignent avec Eléazar de Montredon, Guillaume de Montpellier, Isnard de Ganges et tant d'autres, au comte Raymond. Ils prennent part aux sièges de Nicée, d'Antioche, à la prise de Jérusalem. Partout ils se signalent par les exploits les plus valeureux, toujours au beau milieu de la mêlée, accumulant les plus brillants faits d'armes et se conduisent en parfaits héros.

La Croisade est maintenant terminée depuis plusieurs mois. Déjà en regagnant leur pays, les troubadours chantent les prouesses des Croisés et dans leurs chansons de geste, le nom des trois chevaliers d'Esparron revient souvent.

Et Irène ? Que devient Irène de Rogues ? Hélas ! avide de nouvelles, se consumant d'amour comme une fleur sans eau et sans soleil, elle a guetté de longues journées du haut de ses tours. Tant et si bien que sa santé s'en est allée. "Les roses de ses joues sont fanées" et "l'éclat de ses yeux s'esteint". Le temps s'écoule, les années passent, mais toujours rien. Loup, Alban et Guirald ont dû périr. L'été de l'an 1110 s'achève. Quand tombent les premières feuilles jaunies de l'automne, la jeune fille s'alite pour ne plus se relever.

Et, cependant, les trois chevaliers n'étaient pas morts. La Croisade finie, ils avaient tenu à apporter aide et soutien à leur suzerain, Raymond IV de Saint Gilles, dans la conquête de son petit royaume indépendant du Mont Pélerin. Leur fidélité était seule la cause de leur retard. Ils reviennent enfin ! Voici qu'ils débarquent en terre d'Oc. Suivis d'une longue file de mulets lourdement chargés de tapis d'Orient, d'armes damasquinées, de plateaux de cuivre, de vases richement ouvrés, ils sont heureux. Chacun, en effet, pense qu'il s'est plus vaillamment conduit que ses frères et est fermement persuadé qu'il obtiendra l'amour et la douce main de la belle Irène.

Des écuyers et des hérauts d'armes richement parés précèdent l'imposant cortège. Ils ont traversé le Pays-Bas et abordent maintenant les Cévennes. Les voici tout près du château de Rogues dont les remparts se dorent au soleil. A mesure qu'ils s'en approchent, un trouble délicieux envahit les trois frères et l'émotion fait palpiter leur coeur. La bien-aimée ne guetterait-elle pas à une haute fenêtre pour surveiller la campagne ? Et ils se crevaient les yeux pour essayer de l'apercevoir ! Et ils éperonnaient leurs palefrois pour aller plus vite !

Miséricorde !

A un tournant du chemin, ils voient soudain un long convoi funèbre s'avancer vers eux : des femmes en sanglots, de vieux serviteurs, un cercueil tout de blanc garni porté par des moines vêtus de bure et, marchant en tête, un vieux chapelain en surplis, aux cheveux blancs et les traits pétris de douleur.

Les trois hommes s'arrêtent, mettent un genou en terre pour rendre hommage à la morte et ô ! stupeur ! reconnaissent dans le cercueil découvert, selon l'antique coutume cévenole, le corps d'Irène de Rogues, morte de langueur et d'amour, hélas ! qui, à cette heure, va rejoindre dans la petite église du village, sa mère Ermessende et son père, le valeureux comte Arnaud.

Décrire le désespoir des trois jeunes gens est chose impossible. De simples mots n'y suffisent pas. Une blessure, plus cruelle que celle d'un glaive leur traverse le coeur. Muets, assommés, leur navrance est immense. Brisés d'affliction, ils accompagnent cependant l'infortunée Irène jusqu'à sa dernière demeure et rendent à la chère dépouille de leur bien-aimée les hommages suprêmes.

Puis, Loup, l'aîné, maîtrisant ses larmes, jure de se retirer du monde où il n'a rencontré que "malheurs et désespérances", et abandonne tous ses biens à son frère puîné Guirald. Mais celui-ci prononce le même serment que son aîné en faveur de son plus jeune frère Alban. Las ! Alban refuse à son tour et n'a plus qu'un désir : partager la destinée de ses deux frères.

Alors Loup prend encore la parole et dit : "Mes frères, celle que nous aimions a rendu sa belle âme à Dieu. Tous les honneurs de la guerre, tout l'or du monde ne sauraient apaiser notre douleur. Que peuvent bien, désormais, nous importer toutes les richesses de l'Univers. Distribuons nos biens aux pauvres, donnons notre château aux moines pour leurs bonnes oeuvres et retirons-nous loin des hommes pour vivre en ermites. Voyez ces trois montagnes dont les sommets se profilent autour de nous. Si vous le voulez, c'est là-haut que nous irons attendre la fin d'une existence qui n'a plus aucun sens pour nous".

Et certain soir, au confluent des deux branches de l'Arre, encore appelé de nos jours : les trois Ponts, les trois frères s'étaient séparés. Guirald avait gagné les montagnes du Nord pour y établir son ermitage. Alban avait obliqué vers l'Ouest et gravi le pic qui domine Nant et la vallée de la Dourbie. Quant à Loup, il avait marché vers la mer et escaladé la chaîne de Montferrand, à la limite de la plaine et de la montagne où au retour de la Croisade, il en avait déjà choisi la crête la plus élevée pour y achever ses jours au cas où Irène de Rogues, ne voudrait pas de lui pour époux.

Avant de se quitter à jamais, ils avaient convenu qu'à chaque anniversaire de la mort d'Irène, ils allumeraient un grand feu pour se saluer, renouveler leur serment et prier les uns pour les autres. Et c'est ainsi que chaque année, à la Saint-Jean d'été, les paysans des alentours voyaient flamber sur les montagnes ces feux immenses qui paraissaient être le prélude à l'embrasement général de cette nuit lumineuse et seraine du solstice d'été.

Cependant, certain soir d'anniversaire, le feu de Guirald n'étoila pas la nuit profonde. Sa flamme était morte comme l'infortuné Guirald lui-même, hélas !

Des années passèrent et la montagne où aurait dû resplendir le feu d'Alban demeura à son tour plongée dans les ténèbres. L'âme du cadet avait dû chercher un refuge auprès de celle d'Irène.

Alors Loup comprit qu'il demeurait seul désormais pour ranimer la flamme du souvenir et de la fidélité. Le pourrait-il longtemps encore ? Il sentait ses forces décroître et ses jours comptés. En cette année où seul son feu irradiait la nuit mystérieuse, il eut un sombre pressentiment. En effet, l'année d'après, il allumait encore son bûcher et, quand les hautes flammes s'élancèrent en dansant vers les étoiles il tomba à genoux, pris de faiblesse, eut une ultime pensée pour Irène de Rogues et, dans un dernier soupir, son âme légère quitta sa dépouille de bienheureux.

Des paysans ou des bergers la virent sans doute, cette âme, monter aérienne, subtile et lumineuse, car aujourd'hui encore, quand une belle étoile filante sabre la nuit splendide d'un long trait de feu au-dessus du Pic Saint-Loup, on ne manque pas de remarquer dans le pays :
- "Tiens, l'âme de Loup qui monte au ciel !"

Avec Loup, s'éteignit l'amour courtois qui parfume cette délicate légende. Et le nom des trois Saints : Saint-Alban, Saint-Guirald, Saint-Loup, fut donné aux trois sommets sur lesquels ils étaient venus abriter leur pauvre coeur dolent.

Des contes, dira-t-on. Peut-être. Il n'y a pas de fumée sans feu et, fait curieux, à l'heure de la Révolution de 1789, les trois montagnes étaient la propriété d'une même et seule famille : la famille des ROQUEFEUIL.



1/ Les trois Ermites

d) La version de l'abbé E. BOUISSON, parue à la fin du XIXe siècle, ouvrage réédité en 2008 par les éditions Decoopman

Page de couverture du livre de l'abbé E. BOUISSON
"Les Trois Ermites - légende languedocienne"


Pour les habitants des Causses et des Cévennes, aux confins du Rouergue et du pays viganais, il est un lieu chargé d’histoire et de légende, une « montagne sacrée », casque de granit posé sur les landes du plateau du Lingas, aujourd’hui assiégé par la forêt domaniale de l’Aigoual : le Saint-Guiral.

Chaque année, le lundi de Pentecôte, les paroissiens d’Arrigas, Alzon, Sauclières, Saint-Jean-de-Bruel, Dourbies, plus quelques autres, montent au pied de ce rocher pour entendre la messe.

Le site du Saint-Guiral est occupé depuis la nuit des temps, mais son passé est mystérieux car la légende a longtemps pris le dessus sur la vérité historique. Adrienne DURAND-TULLOU y a découvert des pointes de silex dans les fissures du rocher. Le monolithe, appelé par les autochtones « tombeau de Saint Guiral », maladroitement christianisé par une croix gravée dans le linteau, n’est autre qu’un ancien dolmen. Plus récemment, Laurent SCHNEIDER, chercheur au CNRS, a démontré la présence d’un castrum du haut Moyen-âge, sans doute le premier « château » de la famille de ROQUEFEUIL. Au XVIIIe siècle, des frères rebâtissent l’ermitage et l’un deux, Charles BOISSIÈRE, fut inhumé dans notre église d’Arrigas en 1718, près des fonds baptismaux, comme nous l’apprend l’acte de décès dressé par le curé.

Et pourtant, à l’origine du pélerinage se trouve une légende, la légende des trois ermites, dont l’existence historique n’a jamais été démontrée et qui, surtout, n’a jamais été reconnue officiellement par l’Eglise. Transmise de générations en générations, elle est arrivée jusqu’à nous sous de multiples variantes. Guiral est toujours l’un des trois frères. Mais le nom de ses frères varie selon le territoire où l’on se trouve : Alban et Sulpice pour les Aveyronnais, Alban et Loup (Pic Saint Loup) pour les Gardois, Loup et Clair pour les Héraultais (Mont Saint Clair), etc. De même pour leur origine familiale : pour beaucoup ils appartiennent à la puissante famille de ROQUEFEUIL. Pour d’autres, comme l’auteur de la présente version, ce sont les fils de la famille d’ESPARON. Qu’importe en vérité puisque nous sommes ici non dans le domaine de l’histoire, mais dans celui de la légende.

L’œuvre de l’Abbé BOUISSON, publiée à la fin du XIXe siècle, nous donne une version romancée de la légende, dans une langue riche, parfois trop, dans un style littéraire très daté, un peu « pompier ». C’est aussi ce qui fait le charme de cette « mise en scène » de la légende des trois ermites, dont certains aspects sont entrés depuis dans la mémoire.

(texte dans www.decoopman.com ; consultation du 08.12.2010)

(à compléter)


1/ Les trois Ermites

e) La version de Philippe HUPPÉ parue en 2006, aux éditions "Les Presses Littéraires (tome 1 : "Les plus belles légendes d'Occitanie. L'Hérault des légendes").

Page de couverture du livre de Philippe HUPPÉ
"Les plus belles légendes d'Occitanie - L'Hérault des légendes"


Titre donné par l'auteur : La légende des trois saints : saint Loup, saint Guiral et saint Clair

Ami des plaisirs de la table, si un jour tes pas te guident jusqu'aux abords du village de Saint-Martin-de-Londres, n'oublie pas d'emporter ce petit livre. Assis à l'ombre d'un olivier, et non d'un figuier car son ombre est trop fraîche, ouvre-le et lis la légende des trois ermites. Je ne connais personne qui après sa lecture soit resté indifférent à la magie qui se dégage de la montagne sacrée, que les hommes nomment avec déférence : le pic Saint-Loup.

Au temps jadis, bien après la disparition du dernier roi wisigoth et de la province de Septimanie, le Bas-Languedoc était dominé par de grands seigneurs qui d'une main se signaient et de l'autre donnaient la mort à leurs ennemis. Temps de guerres et de grande piété, toute la vie des puissants châtelains baignait dans le sacré. Mais, d'atroces rumeurs se propageaient de villages en villages et de châteaux en donjons. Dans leurs citadelles, les seigneurs occitans se préparaient à répondre à l'appel du pape. Toute la chrétienté s'armait pour rouvrir les chemins de pélerinage. D'immenses armées se préparaient à fondre vers le Levant. L'Occident et l'Orient allaient s'embraser pour plusieurs siècles.

Imagine-les, ami, descendant de la haute vallée de l'Orb et de l'Hérault, et laissant derrière eux leurs donjons majestueux et leurs séduisantes dames. Mille bannières chamarrées les précèdent et, des quais de Saint-Gilles à ceux de Lattes, du port d'Agde à ceux de Vendres et de Narbonne, les preux chevaliers suivis de leurs ardents écuyers embarquent par centaines sur les galères vénitiennes et montpelliéraines. Sous la sombre cathédrale agathoise, Bernard ATON, de retour de Saint-Guilhem-le-Désert, reçoit, à genoux, la bénédiction de l'évêque mitré. La crosse dorée étend son ombre protectrice sur l'assistance. A ses côtés, le fleuron de la chevalerie vicomtale reçoit également la bénédiction épiscopale. BERNARD-RAYMON de Castelnau, PEYRE-BERNARD de Montagnac, BÉRANGER de Caux, tels des orants, fixent d'un regard implorant cette croix pour laquelle ils vont risquer leur vie. En retrait, PEYRE-BÉRANGER et UGO de Gignac dévisagent d'un air hautain les marchands du temple. A droite du vicomte, PEYRE-RAIMON, riche et puissant seigneur d'Hautpoul, et BERNARD de Minerve, alias le Borgne, évoquent le combat qui a valu son oeil à ce dernier, tandis qu'ARNAUT de Graves apprécie le décolleté d'une donzelle attrayante. A la fin de la journée, les quais se sont vidés et les galères des croisés voguent en direction du Levant.

Au même instant, trois navires sortent du port de Lattes. A leur bord, GUILHEM de Montpellier, OTON de Cournon, Eléazar de Castries et GUILHEM PEYRE de Ganges montrent un certain empressement à rattraper RAIMON de Saint-Gilles, leur suzerain. A côté de ces grands seigneurs, trois humbles vassaux se tiennent à la proue. Leurs vêtements défraîchis et leurs bottes usées révèlent, à l'oeil averti, la gêne financière de leur maison. L'influent seigneur de Castries s'avance, le bliaud finement brodé, vers les trois damoiseaux et d'une voix chantante leur demande :
- Qui êtes-vous, jeunes gens ? Je vous vois, en ces lieux, bien démunis ! Avez-vous au moins quelques sols sonnants et trébuchants dans ces bourses si plates ? A la parole, il ajoute le geste en désignant les aumônières qui pendent de leurs ceintures élimées. Ne répondez pas ! Si vous le souhaitez, je peux vous prendre sous ma bannière ? Mais, pour ceci, il faudrait que vous me divulguiez les motivations qui vous poussent à risquer votre vie dans une aventure telle que celle-ci.
- Sire ! Merci de votre obligeante proposition qui pour ma part me convient absolument
, dit le premier.
Nous aussi, nous acquiesçons à votre offre de protection, seigneur ELÉAZAR, reprennent d'une même voix les deux autres damoiseaux. Mais ne croyez pas que nous venons chercher la beccade, ce serait gravement nous offenser que de le penser !
Puis le premier reprend la parole. - Je me présente, Lop. Et comme mon prénom l'indique, dame ma mère n'est pas la femme légitime du seigneur de Puéchabon, mon père. Mais, il m'a reconnu et bien traité en me casant dans un petit fief, certes modeste, mais bien à moi. Pour ce qui est de mes compagnons, je vous présente le vaillant Guiral de Montarnaud et le brillant Clair de la Rouquette. Tous les trois, nous sommes ici, au beau milieu de nulle part, pour la même raison : l'amour de Maguelone de Londres.

- Pecaïre ! Jeunes seigneurs, vous en avez trop dit pour ne pas terminer votre récit. Racontez-moi tout en détail, je suis friand de telles histoires.

- Mèfi, sire ELÉAZAR, moi Lop de Puéchabon, tout bâtard que je suis, je ne vous permettrai pas de vous moquer de la dame de mes pensées. Si un seul rictus apparaît sur le coin de votre bouche, je lèverai l'épée sur vous, et ni vous ni tous vos vassaux n'y pourront rien ! A bon entendeur, salut !
lance-t-il d'un ton martial, tous les muscles du visage tendus. - Nous ne serons pas de reste et après vous avoir occis, nous décimerons tous vos vassaux ! ajoutent Guiral et Clair en bombant le torse. Prenant un air effrayé, le chevalier de Castries convient d'une voix qui se veut tremblante :

- N'ayez crainte, mes jouvenceaux, je ne piperai mot et mon visage sera aussi rigide qu'un masque mortuaire !
- Bien, puisque j'ai commencé, je terminerai donc de vous donner les raisons de notre présence sur cette galère
, annonce Lop. Comme je vous l'ai dit, la cause de notre prise de croix est l'amour de Maguelone, fille unique de PONS-BERNARD de Londres. Seigneur, qui ne l'a jamais vue sourire, simplement, ne connaît pas la beauté absolue. Son visage ovale, rehaussé d'un regard émeraude, sa longue chevelure brune, ses hanches féminines et ses seins en forme de globe font d'elle l'égale d'Aphrodite. Les paysans de la seigneurie de Londres racontent que le jour de sa naissance, les fades sont venues féliciter les parents et toutes se sont penchées sur son berceau. Emmaillotée, tel un Jésus-Christ, elle a souri à toutes - et même aux plus vieilles et laides ! En remerciement, les fées lui ont offert un corps et un esprit parfaits. Cette description, messire, je l'espère, éclairera mieux votre compréhension. Ainsi, nous, les trois ici présents, avons grandi non loin du donjon de Saint-Martin et avons joué avec l'héritière de ce fief. Les années passant, nous nous sommes épris de la belle de Londres. Et, un jour, après un tournoi fort rude, elle est venue, sous nos tentes, nous complimenter sur notre bravoure. Vous auriez dû nous voir, couverts de bosses et de plaies, mais ceci n'a en rien amoindri notre détermination à la demander en mariage. L'un après l'autre, nous avons posé la question et l'un après l'autre nous avons eu comme réponse :
- Je ne peux pas choisir entre vous, mais j'épouserai le plus courageux et le plus glorieux de vous trois. A ces mots, Guiral, Clair et moi-même avons décidé de prendre la croix et de nous embarquer afin de délivrer le tombeau du Christ. Nous espérons nous y couvrir de gloire, y recevoir nos éperons de chevalier et revenir les cales bourrées d'or et d'épices.
- Le défi est de taille, damoiseaux !
conclut simplement ELÉAZAR. Mais sachez que dorénavant, je vous accueille dans ma maisnie. Aux braves rien n'est impossible et je sais que vous réussirez ... Si Dieu veut !

Les jours passent et la flotte des croisés approche des terres bénies de Palestine. A peine les bouts sont amarrés aux bittes du quai que les trois écuyers sautent sur la terre ferme. - Je n'en pouvais plus du tangage et du roulis. Un jour de plus et j'aurais rendu tripes et boyaux et peut-être bien mon âme, confie Clair, le visage livide.
Guiral le prend par le bras et lui avoue à l'oreille : - Oh ! Tu sais, moi, cela fait longtemps que j'ai régurgité mes viscères et ceci n'a pas empêché le mal de mer de continuer son aouvre pendant plus de quinze jours !

La longue marche vers Jérusalem commence alors. Les croisés se battent comme des lions contre les infidèles qui montrent un grand courage face à l'armée des chevaliers. Après la bataille de Nicée, où les seigneurs du Midi paient un lourd tribut à la grande Faucheuse, le siège d'Antioche s'annonce particulièrement difficile. A l'aube du premier jour, ELÉAZAR de Castries présente, d'une voix forte, ses trois écuyers au comte de Toulouse, à BERNARD ATON et GUILHEM de Montpellier.
- Mes seigneurs, voici trois jouvenceaux qui ont combattu sans relâche depuis notre arrivée en Terre Sainte : une fois en avant-garde, puis, le lendemain, fermant la marche et harcelés par une nuée de mahométans ; une autre fois sur les ailes, à veiller sur le gros de l'armée. Ils n'ont jamais économisé leurs forces et ont montré une vaillance exemplaire. Charitables quand il le fallait, preux dans l'adversité, ils méritent amplement les éperons que je demande pour eux. Moi ELÉAZAR, seigneur de Castries et de ses environs, je demande en cette veille de bataille, que Lop de Puéchabon, Guiral de Montarnaud et Clair de la Rouquette soient adoubés chevaliers.
Les trois chevaliers s'avancent et s'agenouillent devant RAIMOND de Saint-Gilles. Le comte pose alors le plat de son épée sur leurs épaules et prononce les mots sacrés qui les font pénétrer dans la confrérie sacrée de la chevalerie.

Fortifiés par leur adoubement, ils s'élancent tels des lions à la première attaque des murailles d'Antioche. Toute la journée, ils combattent sans repos. Les vêtements en loque, les épées émoussées et leurs heaumes cabossés, Clair, Lop et Guiral ne cessent de se battre qu'à la nuit tombée. Et alors seulement, ils rejoignent le campement d'ELÉAZAR où, à peine entrés sous leurs tentes, ils s'effondrent d'épuisement. Le lendemain, tandis que Clair s'étire sans vergogne, devant la tente à ses couleurs, le son d'une trompette résonne dans l'air déjà chaud et annonce le début des hostilités. A la mi-journée, la fatigue et la chaleur font apparaître des mirages mortels à certains combattants. Lop, Guiral et Clair bataillent aux côtés de PEYRE-RAIMON d'Hautpoul et du seigneur de Montpellier qui se couvre de gloire par ses actions contre SOLIMAN. A la prise de la ville, personne ne peut et ne veut empêcher le pillage et le massacre des défenseurs et des habitants.
Mais Antioche n'est qu'une étape sur le chemin qui mène à Jérusalem. A chaque bataille, à chaque escarmouche, les trois jeunes chevaliers se montrent d'un courage exceptionnel, et rien ni personne ne peut les départager. Enfin après d'énormes efforts et des souffrances encore plus grandes, l'armée des croisés arrive et prend la ville sainte. Afin d'honorer le seigneur de Montpellier pour son courage, le comte de Toulouse convie celui-ci à loger dans la tour de David.

Le soir venu, les trois amis d'enfance boivent un thé à la menthe sous un toit-terrasse et admirent, assis sur des coussins moelleux, la ville tant rêvée.
- Enfin, nous arrivons au bout de nos peines ! lance Lop de Puéchabon. Je souhaite à tous les chrétiens d'avoir la chance, au moins une fois dans leur vie, de contempler cette merveilleuse cité.
- Tu as bien raison et j'espère que prochainement le commerce des épices, des draps et pourquoi pas du vin s'effectue entre nos côtes et la Palestine
, réplique Clair, enthousiaste. Les odeurs de mille épices inconnues, les mets aux goûts si particuliers, cette civilisation si policée, que de choses fantastiques pour des chrétiens du Septentrion !

La conquête terminée et les routes du pèlerinage rouvertes, quelques seigneurs émettent le désir de rejoindre leurs terres natales. Profitant du départ de GUILHEM de Montpellier, qui ramène en Languedoc le petit comte de Toulouse, ALPHONSE JOURDAIN, et sa mère, Lop, Guiral et Clair embarquent sur une galère en partance pour Melgueil. Sur le navire, un peu avant de perdre de vue ces terres arides mais si envoûtantes, Guiral se retourne et chuchote :
- N'ayez crainte, noble ELÉAZAR de Castries, fier GUILHEM PEYRE de Ganges et vous puissant PEYRE-RAIMOND d'Hautpoul, nous ne vous oublierons jamais et votre mort ne sera pas inutile. Nous prierons pour le repos de vos âmes et pour celles de tous les autres combattants.

Le retour semble plus rapide et un beau matin, alors que le soleil caresse les collines montpelliéraines, la galère se présente devant le quai d'honneur. Excités de fouler à nouveau la terre de leurs ancêtres, nos trois amis sautent par-dessus le bastingage et embrassent de mille baisers le sol tant chéri, devant les visages ébahis des marins du port. A peine ont-ils pris congé du seigneur de Montpellier et de leurs autres compagnons de voyage, qu'ils enfourchent un cheval et prennent la direction des garrigues de l'arrière-pays.

Tandis que le soleil lance ses dernières forces pour éclairer le monde, nos trois compères arrivent devant le donjon de Saint-Martin-de-Londres. - Qui va là ? hurle une voix inhospitalière. D'un ton posé mais tous les muscles du corps tendus et la main sur le pommeau de l'épée, Guiral répond :
- Calme-toi et ne nous décoche pas une de tes flèches ! Je suis Guiral de Montarnaud et mes deux compagnons que tu vois, sont Lop de Puéchabon et Clair de la Rouquette. Anciennement écuyers, nous sommes maintenant chevaliers par la grâce de messire le comte de Toulouse. Nous venons voir ton maître et sa gentille fille, dame Maguelone. - Oh, pecaïre ! Entrez donc, je vous reconnais malgré le nombre des années. Entrez, mon seigneur vous recevra ... Il ajoute en chuchotant : Et il vous dira tout.

Le lendemain matin, trois chevaliers sortent du donjon. Abasourdis, ils avancent dans un mutisme absolu sur la sente poussiéreuse. Tous leurs efforts n'ont servi à rien. Le sang versé, la mort prodiguée, les plaies octroyées et le sacrifice de tant de braves chevaliers, tout ceci leur semble tout à coup si vain que leurs esprits oscillent entre la folie et la raison. Le soir, autour d'un modeste feu de bois, les trois chevaliers, immobiles comme des pierres, rêvent sans bruit. Seuls le hululement des hiboux et le passage rapide des chauves-souris indiquent la bonne marche du temps.

Une petite voix cassée rompt ce silence de mort.
- Plus rien ne compte pour moi ! Tous ces efforts, toutes ces peines endurées pour qu'un vieillard à moitié sénile m'annonce que sa fille est décédée l'hiver dernier, dévorée par une meute de loups. Comment pourrais-je en aimer une autre, sans trahir l'amour de ma vie ?
- Tu as raison, Lop, pour moi aussi, c'est la fin du chemin. Je renonce à cette vie pleine de misère et de mirages. Je préfère me retirer sur une montagne inaccessible plutôt que de retourner parmi mes semblables ! Mais pour l'amour de Maguelone, je promets de toujours veiller sur son village natal et sur son vieux père
, annonce Guiral d'un ton déterminé.
- Nous ferons de même !
- Pour ma part, je me retire comme ermite sur le pic sacré qui se trouve là-bas
, indique Lop en montrant une ombre dans la nuit claire.
- Moi, j'irai sur le mont qui est entouré d'eau et que nous avons vu quand nous étions en pleine mer, dit Clair.
- Très bien, moi, j'irai près du mont Aigoual et j'y trouverai un lieu pour m'y abriter, annonce Guiral. Si vous voulez, une fois par an, pour les fêtes de Nadal, nous allumerons un grand feu qui signalera notre présence et notre vigilance aux villageois.

Une fois la décision prise, les trois chevaliers grimpèrent sur ces pics abandonnés des hommes depuis bien longtemps. Dans la terreur des ténèbres, ils durent livrer bataille aux êtres fantastiques qui peuplaient les pentes, les creux et les grottes. Pieux, et avec l'aide des archanges, ils démasquèrent les masques et les emmascaïres, le darc et autres roumèques. Ils combattirent victorieusement le basilic et la mantichore, mangeuse d'hommes, qui hantaient les garrigues remplies de farigoule odorante, de genêts dorés et de sangliers aux défenses acérées. Tueurs de monstres et vainqueurs des superstitions d'antan, ils mirent ces lieux sous la protection du Seigneur. Plusieurs années s'écoulèrent et à maintes reprises, les trois ermites sauvèrent les récoltes de la voracité des pillards grâce à leur vigilance de tous les instants.

Mais le temps n'épargnant personne, ils durent l'un après l'autre se résoudre à l'irrémédiable. Un soir de Nadal, seuls deux feux éclairèrent les ténèbres. La mémoire du pays soutient qu'une mélancolie vespérale s'empara alors des gens de la contrée. Elle ajoute que le capelan, en pleine messe de minuit, dédia le pic, dont la désignation païenne avait été effacée des mémoires depuis bien longtemps, à saint Loup, en l'honneur de son gardien éternel. Maints hivers après, se fut à Guiral d'être dispensé de sa perpétuelle surveillance. Depuis cette triste nuit, le pic, qui se trouve près du mont Aigoual, est connu sous le nom de pic Saint-Guiral. Enfin, une nuit sans lune, Clair n'enflamma pas son bûcher ; il était enfin relevé de son quart solitaire. Et ainsi, le mont Saint-Clair devint le lieu sacré des gens de mer. Les trois chevaliers avaient enfin rejoint Maguelone dans les cieux étoilés. Depuis, vigilantes, ces montagnes sacrées gardent les habitants de la contrée des capèls de curat et des vents persécuteurs des récoltes et des hommes.

Si un jour, ami, vous vous promenez dans les garrigues odorantes des pics Saint-Loup et Saint-Guiral, ou encore si vous longez le mont Saint-Clair, gardez toujours en tête cette légende qui retrace une partie de l'histoire de ces trois montagnes sacrées de l'Hérault. Et, si soudainement vous découvrez une piboule, invisible auparavant, asseyez-vous un instant, car devant vous se trouve le sépulcre d'un des trois saints hommes de la légende. Tendez bien l'oreille, car si votre coeur a encore gardé sa part enfantine, vous entendrez peut-être l'un d'eux vous raconter quelque histoire encore inconnue de nous autres, simples humains ...



2 / Le dernier ermite

Première partie :

Depuis que Jésus prononça l'admirable Sermon sur la montagne - il y a belle lurette comme vous voyez - les hauteurs ont attiré les hommes, soit parce qu'ils voulaient fuir un monde qui ne les intéressait pas ou plus, soit parce qu'en ces lieux élevés ils se sentaient plus près du Paradis piqué d'étoiles. Le Pic Saint-Loup n'a pas échappé à cette attirance. Loup, comme le veut la légende, y entretint jusqu'à son dernier souffle un feu symbolique qui ne s'éteignit qu'avec lui. Après Loup, bien d'autres ermites vinrent demander à cette montagne quasi-sacrée l'oubli de leurs peines, l'apaisement de leurs tourments et l'ambiance mystique propre à leurs pieuses méditations. De bonne heure - depuis six siècles au moins - l'altière crête fut couronnée par une humble chapelle et prieuré dépendant de Saint-Jean-de-Cuculles. Cette chapelle ne tarda pas à porter le nom d'ermitage, beaucoup plus joli. Les noms, tracés d'une écriture pâlissante, de quelques-uns de ses saints ermites, sont arrivés jusqu'à nous, à la faveur de bénédictions de la chapelle. On en retrouve avec émotion la trace dans les vieux cartulaires moisis et piqués des vers : Frère Pierre, le 24 juillet 1428, Frère Sobeyras, le 23 juin 1430 [Voir note à la fin de ces textes, à propos de cet ermite.]. Ces deux religieux n'en faisaient probablement qu'un. Trente ans plus tard, Frère Justin Alric, le 26 février 1462.

Durant trois cents ans, silence absolu. Plus un nom. Sauf en mil six cent et tant (?) où un évêque (lequel) ? juge bon de faire une visite pastorale à la chapelle. La race des ermites semble éteinte. L'ermitage battu des vents, fouetté par la pluie, en proie aux éléments déchaînés, se désagrège silencieusement dans son abandon. Sous la toiture à demi-emportée, la voûte éventrée laisse passer l'eau comme une écumoire. Les pierres s'en vont une à une. De la porte disloquée et pourrie, il ne restera bientôt plus que les ferrures. En même temps que les ronces et les herbes folles montent et s'étendent à l'entour, les pauvres murs s'abaissent. Ils ne tarderont pas à être mangés. A l'intérieur, les orties poussent entre les dalles disjointes. Quelle peine pour se frayer un passage jusqu'à l'humble autel à peine visible. Quelle désolation !

Puis soudain, quel renouveau pour l'ermitage ! Le 23 février 1743, nous apprend un vieux grimoire des archives de Cazevieille, sur permission accordée par Monseigneur l'évêque de Montpellier, signée par son vicaire général et official, il est procédé à une nouvelle bénédiction de la chapelle. Que de monde à cette bénédiction ! Il en était venu des quatre coins de l'horizon. Jean Granier, prêtre et prieur des Matelles, Guilhaume Autran, prêtre et prieur de Saint-Jean-de-Cuculles, Fabre, curé de Saint-Etienne de Cazevieille, tous rayonnants de joie, étaient là parmi la foule des pèlerins enthousiastes. La belle procession ! En montant vers la crête, les bannières ondoyaient au soleil de cette fin d'hiver, le vent léger emportait au loin les cantiques remplis d'allégresse.

Mais plus heureux, c'était encore frère Philippe du Berger, solitaire du Pic Saint-Loup et héros du jour. C'est à lui qu'on doit cette fête. C'est lui, en effet, "qui a réparé la dite chapelle par ses soins et fatigues et qui continue à la rendre dans sa dernière perfection". Durant de longues journées harassantes, il avait avec zèle charrié lui-même, sur son échine de bienheureux, depuis la Croisette jusqu'au sommet, et les poutres, et les tuiles, et le ciment, et les planches, et la chaux ... enfin tout ! Que de fatigues ! Que de sueurs ! Et quand le matériau avait été à pied d'oeuvre, avec quelle ardeur il avait débroussaillé, gâché le mortier, reconstruit les murs, rejointayé la voûte, réparé la toiture, remis une porte neuve ! Et ce n'est pas tout. Pour suppléer à l'insuffisance (... illisible) roche, trop souvent à sec au gros de l'été, il se promettait de creuser une citerne pour recueillir l'eau de la toiture. Ah ! le brave ! Ah ! le saint homme ! Combien son visage d'apôtre resplendissait d'un bonheur ineffable ! Et comme il avait raison, dans sa naïveté d'être content de lui !

Cent ans après, vers 1880, c'est le frère Alaus que nous trouvons au Pic Saint-Loup. Oh ! celui-là, que de larmes on a versées quand il est mort ! Il était si bon ! Ses parents étaient marchands drapiers. Ils avaient dans la rue de la Loge, à Montpellier, un magasin fort bien achalandé car leurs tissus étaient d'excellente qualité. Mais le commerce des étoffes n'intéressait pas leurs fils. Oh ! Mais pas du tout ! C'était une âme mystique pour qui les biens de ce monde ne comptaient pas. Tout enfant, ses jeux préférés consistaient à dresser de petits autels, à se parer de vieux kimonos qui devenaient des chasubles, de longues écharpes qui se transformaient en étoles, à marmoner des patenôtres qui voulaient être du latin, puis à se retourner de temps en temps vers ses camarades quand il s'en trouvait là, ou vers les assistants qu'il voyait en rêve quand il jouait seul, en ouvrant les bras, les mains étendues, pour prononcer gravement d'une voix pleine d'onction : Ite missa est. A vingt ans, il était entré au Séminaire. Et ses parents faisant contre mauvaise fortune bon coeur, pensaient qu'à la sortie on tâcherait de le faire nommer vicaire dans une bonne paroisse, et que plus tard on s'efforcerait de lui obtenir une cure lucrative, nantie de bénéfices substantiels. Mais que croyez-vous ? Il ne voulait pas entendre parler de ces combinaisons mercantiles.

Dès qu'il fut ordonné prêtre, il gagna la chapelle du Pic Saint-Loup pour y vivre sa vie d'ermite. Et ni les récriminations, ni les menaces de sa famille ne réussirent à l'en dissuader. Son père n'arrêtait pas de fulminer et murmurait souvent, découragé, en repliant une pièce de drap dont il venait de débiter un ample coupon : "A quoi bon tout cela ? L'imbécile ! Dire qu'il n'avait qu'à s'installer ici derrière mon comptoir, prendre ma place chaude, élever une famille, faire son bonheur et le nôtre en même temps ! Eh bien, non ! Monsieur est là-haut dans les rochers, tout seul comme un ermite, c'est bien le cas de le dire, à écouter chanter les grillons et les hiboux ! Donnez-vous du mal pour les enfants !.."

Lui, cependant n'en avait cure. Il se rendait utile dans les mas avoisinants. Au moment des gros travaux, de la moisson, des vendanges, de l'agnelage, il n'ésitait pas à relever la soutane ou même à l'enlever complètement, à attraper la fourche, la faux ou la pioche pour donner un sérieux coup de main aux paysans. Il allait partout où l'on faisait appel à lui.

Quel digne homme ! En hiver, quand l'ermitage perdu en pleine bourrasque n'était plus habitable, il logeait au pied du Pic, dans une chambre du mas de Courtès perché parmi les châtaigniers tout en haut d'un mamelon. Il faisait alors le catéchisme et l'école aux enfants du voisinage. Il poussa certains de ses élèves jusqu'au certificat d'études et même au-delà. Chaque dimanche, il célébrait la messe à Saint-Etienne de Cazevieille et, la messe dite, corrigeait les devoirs de la semaine. Vous étonnerez-vous après cela qu'on l'ait regretté et même pleuré ?


Le "passeport pour l'intérieur"
de l'ermite Pierre LIGNON

Les "passeports pour l'intérieur" de la "police générale du Royaume" ont un grand intérêt car ils donnent une description complète des individus qui voulaient se déplacer, par exemple les bergers dans le cadre de la transhumance. Malgré la mauvaise qualité de la photo prise dans les archives de la mairie de Cazevieille, on peut lire : " Sieur Pierre LIGNON, frère hermite, natif de Pignan, Hérault, demeurant à Cazevieille depuis environ 6 mois, allant dans le département de l'Hérault dans celui du Gard et autres environnants, âgé de 45 ans, taille d'1 m 67 cm 5 pieds 2 pouces, cheveux chatain foncé, front couvert, sourcils idem, bouche moyenne, barbe chaitaîne, menton rond, visage ovale, teint brun, signe particulier néant, Cazevieille, le 3 juillet 1827" (LIGNON a signé). Certes, il n'est pas dit, dans ce document, que Pierre LIGNON demeurait au Pic Saint Loup mais la probabilité est forte.


Deuxième partie :

J'ai connu, au début de ce siècle, vers 1910, le dernier des ermites du Pic Saint-Loup. Je puis même ajouter que je suis heureux d'être né assez tôt pour le connaître. Il s'appelait Michel Maury. Mais lui, point n'était question de l'appeler Frère Michel. Dois-je le dire ? Je crois même qu'il appartenait à la religion protestante. Originaire d'une petite ville de la Vistrenque, près de Nîmes, ne racontait-on pas à mots couverts qu'il se serait retiré là-haut à la suite d'une navrante histoire d'amour ? Qu'y a-t-il de vrai dans cette touchante aventure ? Je ne sais. Prenez-là simplement pour ce qu'elle vaut : Michel Maury donc, à l'âge de vingt ans, avait monté au tirage au sort un mauvais numéro. Ce qui revient à dire, puisqu'il n'était pas riche et ne pouvait s'acheter un remplaçant, qu'il devait quitter son pays natal et faire cinq ans de service militaire. Il partit donc le coeur bien gros car, faut-il l'avouer, il quittait dans une maisonnette grise, sur une petite place, près de la fontaine du Griffon, une jeune fille qu'il aimait beaucoup et qui le lui rendait bien.

Elle avait promis d'attendre son retour, et à la fermeté de sa voix, il avait bien compris qu'elle était sincère. Mais pensez donc ! cinq ans, c'est bien long, d'autant plus que la tendre enfant n'avait plus de père, et que sa mère, remariée, avait eu trois garçons de son second mariage. L'argent n'abondait pas dans la famille et les trois gaillards n'épargnaient aucun sarcasme à leur demi-soeur. Il ne se passait guère de jour sans qu'il la traitassent de bouche inutile et lui fissent durement remarquer qu'ils étaient bien assez à la maison pour manger le peu qu'ils avaient.

Or, voyez la coïncidence, un jeune voisin ne cessait de tourner autour de la jeune fille et de lui faire les plus doux yeux du monde. "Je la veux sans rien, disait-il même à sa mère. Je l'épouse sans dot, toute nue. Je me charge de tout. De tout !"

Pensez si ses frères la pressaient d'accepter une offre aussi généreuse et désinterressée, en se disant, pleine de jalousie : "Quel débarras !" Et ils la harcelaient, et ils la persécutaient, et ils lui rendaient la vie intenable. Que de mots durs ! Que de mauvais propos ! Sa mère, même sa mère, s'y mettait pour fléchir sa volonté.

Pendant ce temps, Michel Maury n'envoyait que de rares lettres car il était à peu près illettré. Son amoureuse d'ailleurs ne savait pas lire et jugez dans ces conditions de l'éloignement physique et moral de ces deux pauvres êtres.

C'est vers cette époque que fut décidée l'expédition française de Madagascar, à la fin du siècle dernier. Michel Maury, embarqué à Marseille pour la grande île africaine y participa. Mais pendant qu'il se ruait à l'assaut du palais de la reine Ranavalo, sa malheureuse bonne amie, véritablement à bout, se laissait marier à l'homme qu'elle n'aimait pas pour connaître enfin des jours plus calmes. Tant et si bien que lorsque, ses cinq ans terminés, le malheureux Michel revint au pays, il était trop tard. Quelle déception ! Les deux amoureux infortunés se revirent, mais qu'avaient-ils désormais à se dire ? Des reproches ? Des regrets ? A quoi bon ?

Michel devint tout drôle, s'isola, ne parlant plus à personne. Le coeur lui saignait. Il comprit qu'il n'avait plus rien à faire dans sa petite ville où il avait l'occasion de voir celle qu'il aimait toujours, à tout moment de la journée, dans la rue, aux champs, à la fontaine, partout. Les gens pensaient qu'il était en train de perdre la raison et disaient parfois : "C'est le climat de ces pays chauds qui est cause de ça !" Personne ne pensait au profond chagrain du malheureux garçon. Puis, un matin, on ne le vit plus. Sans bruit, il avait disparu dans la nuit. Il s'était dit : "Je l'aime trop. Je m'en vais !" Et il s'était dirigé vers le Pic Saint-Loup. (...)

Quand je l'ai connu, c'était déjà un bon petit vieux aux yeux gris, très doux, loqueteux et crasseux. Il portait en bandoulière une panetière de toile grise et, sur son bras gauche replié, une dizaine de cannes en buis sculpté : son oauvre. Il bégayait un peu et une bonté angélique errait sur son visage. Lui donner un âge était chose assez malaisée.

Il descendait de son ermitage une fois par quinzaine dans les villages de la vallée pour s'approvisionner en pitance et, de temps en temps, pour faire réparer ses chaussures. A cette occasion, il s'arrêtait chez mon grand-père qui était cordonnier. Assis dehors, sur le rebord de la fenêtre basse de l'atelier, il ôtait son soulier éculé et, le pied nu, pas toujours bien propre, attendait que la petite réparation soit terminée.

Pour trouver le temps moins long, les deux hommes causaient par la fenêtre ouverte. L'ermite dans la rue, mon grand-père en tablier bleu à bavette et les manches retroussées, assis sur une chaise basse, devant son "veilladou", dans sa petite boutique qui puait la poix et le ligneul. Moi, quand c'était jeudi, petit enfant de cinq à six ans, tout en tournant et retournant dans les vieilles savates qui traînaient dans tous les coins, je les écoutais ...

Quand il s'agissait de payer, bah ! il y avait toujours moyen de s'arranger. De temps à autre, une belle canne de buis, sortie de ses mains de saint homme, réglait la note. Pour fabriquer de telles cannes, l'ermite choisissait les buis les plus droits, les plus lisses et les plus grands. Il faut vous dire que les buis abondent sur les pentes du Pic Saint-Loup. On n'y trouve guère que cet arbrisseau. Il n'avait donc que l'embarras du choix.

Et notre ermite, véritable sculpteur au ciseau naïf - un simple couteau de berger, un "traucadou" apparemment - un peu dans la manière des imagiers du Moyen Age, ornait ses oeuvres de sujets empruntés à la nature environnante. Le croc de la canne se terminait toujours, soit par le sabot d'un cheval avec son fer et ses clous, soit par ceux d'une chèvre ou d'un mouton dont les troupeaux grimpaient allègrement de roc en roc jusqu'à l'ermitage, soit encore par une petite statue simplette qui voulait figurer Saint Joseph ou la vierge Marie.

Tout au long de la canne, courait une guirlande de salsepareille, autre plante qui abonde par là-haut, ou de lierre qui s'y enroulait comme il se plaît à le faire autour des troncs rugueux des chênes-verts. Parfois aussi, c'étaient des pampres chargés de feuilles et de raisins, inspirés sans aucun doute par l'immense damier des vignes qui s'étendent autour du Pic jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon, ou bien encore de magnifiques épis de blé. Pour treize, quatorze, quinze sous au maximum, on pouvait acheter une canne pareille. Ce n'était pas cher !

Pour en revenir à notre brave ermite, tombé malade et d'un âge avancé, malgré son désir de s'éteindre au Pic Saint-Loup, il y avait creusé sa fosse dans laquelle il allait se coucher, muni d'une bouteille d'eau, dès qu'il se sentait pris de malaise - ne pouvant plus se suffire, il dut abandonner l'ermitage pour aller finir ses jours à l'hospice de sa ville natale. J'ignore en quelle année. Michel Maury mort, personne ne prit sa suite. Et c'est ainsi que le Pic Saint-Loup perdit un peu de sa poésie et de son originalité. Que voulez-vous, tout a une fin en ce monde, et il faut croire que le temps des ermites était passé au Pic Saint-Loup comme dans notre pays celui des diligences, des lampes à huile, des magnans et des fabriques d'aspic.




"Manifest des habitans de
Sainct Estiene de Cazevielhe"


Quelle magnifique écriture ! Le compoix de la val de Montferrand (1550) offre vraiment des beautés incomparables, parmi les archives de l'Hérault : ici une page du "manifest" des habitants de Saint-Etienne-de-Cazevieille, juste sous le Pic Saint-Loup. On peut y retrouver les noms de certains propriétaires de terres, comme Arnaud ROUX, Jehan ALEGRE ou encore Guiraud RICOME, découvrir le nom donné à certains terrains, comme le "patu" appelé la terre de la fediere, ou encore connaître la valeur, la contenance et les "confronts" des terrains.



Troisième partie : les fresques perdues.

J'ai cru vous avoir raconté l'histoire du dernier ermite du Pic Saint-Loup, mais au fait, en me trompant moi-même, ne vous ai-je pas trompés aussi ? Je le crains, car un ermite d'un genre tout à fait particulier a encore occupé l'ermitage, voici quelques années à peine. Son apostolat n'a pas duré longtemps, mais c'était un apostolat quoi qu'on en puisse dire, apostolat dont la ferveur, la flamme, l'enthousiasme, et peut-être le désespoir, n'étaient pas exempts. Ecoutez plutôt :

Tout enfant, Thierry Tillier manifesta d'étonnantes dispositions pour le dessin. Dès l'âge de cinq ans, en trois coups de crayon, il fallait voir comme il vous campait un canard qui se dandine, un chien qui lève la patte, une poule en train de gratter le fumier. Mon Dieu ! il y avait bien une certaine raideur, un peu de gaucherie, mais n'importe, ça y était. A son école de la rue Bec-de-Lièvre, à Nîmes, ses camarades l'admiraient. Il était le roi ! Quand il voulait bien consentir à faire en marge de leurs cahiers un de ses croquis à l'emporte-pièce, il pouvait leur demander tout ce qu'il voulait : boules de gomme, billes, agates. Il était certain d'en avoir les poches bourrées. "Titole, fais-nous le maître en train de fumer la pipe !" lui demandaient-ils souvent. Et Titole, comme ils l'appelaient, dessinait le maître qui fumait la pipe, avec sa barbiche, son lorgnon et ses mains derrière le dos. Un succès !

Quand arrivait le moment de la leçon de dessin, de bonne heure son instituteur avait compris qu'il devait renoncer à tenter la moindre retouche à son travail, le sentant plus fort que lui. Il se souvenait trop de son embarras, un jour qu'il avait voulu se mêler de lui corriger le croquis d'une grenouille dans une mare d'eau croupissante : " Je te l'ai ratée !..." avait-il dû lui avouer. Et il s'était hâté de passer au camarade suivant en ajoutant : "Arrange-la comme tu pourras !" Titole, bon enfant, mais goguenard ne s'était pas gêné pour montrer sa pitoyable grenouille méconnaissable à tous les petits copains en leur déclarant : "Vise un peu, le Maître, comme il me l'a esquintée !" Aussi, depuis, Titole avait-il la bride sur le cou. A peine se permettait-on de suggérer quelques légères critiques de "ses oeuvres",. Ses oeuvres, d'ailleurs, tenaient presque à elles-seules toute la cimaise dans le vestibule de l'école où l'on exposait les meilleurs dessins, et remplissaient-elles entièrement les châssis vitrés dans le cabinet du Directeur.

Hélas ! les aptitudes de Titole se bornaient à peu près là. A tout ce qu'il faisait sans effort. Il ne fallait pas lui demander un cahier bien tenu, un problème exact au raisonnement irréprochable, voire une dictée sans fautes ou une analyse d'une logique impeccable. Non ! Ce n'était pas dans ses moyens, ou du moins, il s'en souciait si peu ! Le rayon de Titole, c'était le dessin, rien que le dessin. Il n'avait pas, il ne voulait pas avoir d'autre ambition. Et encore ne devait-on pas le contrarier, mettre un frein à sa fantaisie, juguler son inspiration, sinon c'était le désastre. Voilà pourquoi ne prenait-il vraiment de l'importance qu'en fin d'année, quand il s'agissait d'illustrer les programmes de la "petite séance réC;créative" que l'école de la rue Bec-de-Lièvre offrait aux parents de ses élèves. En cette occasion il se surpassait, constituait lui-même les équipes, les "ateliers", donnait à chaque dessin le "dernier coup de patte". On le voyait partout, d'un groupe à l'autre, et le Maître lui laissant toute initiative, n'avait qu'à dire, presque paralysé : "C'est bien Thierry ! C'est très bien !"

Avec de telles dispositions, les Beaux-Arts attendaient Titole. Il ne manqua pas au rendez-vous. La joyeuse vie ! Le travail pris comme amusement ! Les difficultés vaincues en se jouant ! L'atmosphère un peu bohème des salles de cours où l'on pouvait rire, chanter, faire des blagues avec les gentils copains, ébaucher de touchantes idylles avec les petites copines délurées, sous l'oeil paterne et bon enfant du professeur qui fermait les yeux sur toutes ces fredaines de grands gosses, pouvu que quelques sujets bien doués lui donassent des satisfactions et lui permissent d'espérer un futur Courbet, ou même un Rembrandt. Qui sait ? Mon Dieu ! Pourquoi pas ? Et Titole figurait parmi ces rares espoirs que la gloire baiserait peut-être un jour au front. Quel brave homme, ce professeur de peinture ! Il était si heureux quand il se risquait à montrer à ses élèves une de "ses oeuvres" qu'il avait traitée à "sa manière" et qu'il prenait pour un "morceau de bravoure". Quel brave homme, naïf et charmant que la moindre appréciation flatteuse de "ses élèves" faisait rougir de la tête aux pieds.

Et les longues sorties en banlieue, dans la campagne, à la recherche du sujet, les études d'atmosphère par les claires matinées printanières, les vibrantes journées d'été, les nostalgiques impressions d'automne, ou les éclairages discrets et tamisés des rudes journées d'hiver quand les doigts gourds ne sentent plus la brosse qu'elles ont un mal inouï à manier.

Tout cela avait si bien rempli la vie énivrante de Titole que ces quelques années avaient passé comme par enchantement. A peine avait-il eu le temps de se retourner que Paris lui faisait signe. Paris ! Le paradis et l'enfer des peintres ! Avec quel enthousiasme il y était arrivé par un matin de novembre, gris à souhait. Quelle ardeur ! quelle soif de s'imposer parmi ces milliers de jeunes gens barbus, plus pittoresques les uns que les autres. Ils n'en finissaient pas de discourir sur leur Art. Ils voulaient tous avoir raison, imposer leurs conceptions. Et Titole, naturellement orateur, n'était pas le moins éloquent. Ah ! il leur ferait bien voir. Ils n'allaient pas tarder à se rendre compte ce que c'était qu'un peintre du Midi, qui débarquait avec son oeil plein de feu et sa palette chargée de soleil. Peuchère ! En dehors des cours, à la Nationale, dans les cabarets tapissés de croûtes, autour de la Butte, c'étaient des discussions interminables, des palabres à perte de vue. Ah ! Montmartre, mont des martyrs ! On verrait bien. Gagner de l'argent ? Rien ne pressait. Il fallait d'abord s'imposer, faire régner sa manière, voir tous les bourgeois à ses pieds, se traîner, supplier pour quémander une toile. Il fallait si peu à ces artistes en herbe pour vivre. Une mansarde sous les toits ! Un repas par jour ! Le soir, un café crème et un croissant. Et encore, pas toujours ! Pour le moment, la gloire emplissait les panses. Plus tard, on verrait. On avait bien le temps. N'avait-on pas toute une longue vie devant soi pour faire fortune ? Quant à l'amour, c'était encore ce qui manquait le moins. Les cabarets regorgeaient de modèles capiteux, de filles faciles dont les caresses ne coûtaient pas vingt sous de frites.

Et Titole ne s'en privait pas, tout en travaillant fébrilement. Dans son galetas, les esquisses, les études, les pochades, les toiles s'amoncelaient. Elles l'empêcheraient bientôt de s'y mouvoir. Mais ce qui l'attirait surtout, c'était la banlieue lépreuse, les fortifs, la zone pelée comme un âne galeux sur laquelle toute la tôle rouillée ou grise de milliers de bidons étendait, durant des kilomètres, ses inombrables baraques dans lesquelles grouillait une humanité originale et haute en couleur. Oh ! comme il les rendait bien tous ces types, le brave Titole. Comme il savait aussi transcrire l'ambiance crapuleuse de tous ces baraquements ternes, crachant une affreuse fumée noirâtre vers le ciel nébuleux et nuancé de Paris par un vieux tuyau de poêle de guingois. Avec cela, un maigre bout de gazon atteint de pelade, trois petits Poulbots morveux, pieds nus et mal peignés, un chien décharné qui rongeait un os dans un coin, il n'en fallait pas plus pour faire un authentique chef-d'oeuvre. Et cela plaisait, cela se vendait, car dans le coeur de tout Parisien, digne de ce nom, sommeille un voyou amoureux de tout ce qui est trouble et un peu en marge des honnêtes gens.

Cette existence de bâton de chaise dura ainsi quelques années. Puis un matin, en se regardant dans le morceau de glace scellé dans le mur de sa mansarde, Titole se trouva les joues creuses et blanc comme plâtre : "Que tu es maigre ! Maigre comme un étourneau en temps de neige ! se dit-il. Ah ! ce n'est pas étonnant ! Depuis que tu mènes cette vie de carême ! La vache enragée est de la mauvaise viande !" Et aussitôt, il pensa au plaisir qu'il aurait à s'asseoir devant une copieuse "anchoyade", un épais bifteck saignant accompagné de trop de pommes de terre frites, un bon pain de Beaucaire qu'on ne ménagerait pas, le tout arrosé d'une large rasade de vin de Tavel, à l'ombre d'une tonnelle de vigne vierge, dans un mazet de la garrigue nîmoise. Du même coup, il revit son pays, là-bas au sud, dans le soleil éblouissant, les petites collines grises parfumées de romarin, les cyprès qui projetaient sur la route leurs ombres noires, les vignes bleues, les oliviers argentés. Dans ces oliviers, il entendit s'exaspérer le chant des cigales et, n'y tenant plus, il s'écria : "En voilà assez de ce Paris tout noir ! J'en ai marre ! Je boucle la valise et je pars ! Là-bas, je travaillerai comme ici. Et même mieux ! On me comprendra davantage. Des tableaux, j'en vendrai comme des petits pains ! Comme des petits pains, j'en vendrai. Y'en aura pas pour les derniers ! Les voyageurs pour Tarascon, en voiture, en voiture !"

Et il fit comme il avait décidé. Il mit la clef sous la porte et un beau matin, il débarqua à Montpellier.




Le Montpellier d'hier existe toujours ... surtout au point du jour
(photo J.C.E. du 15.02.2003)



Quel bonheur de revoir le pays, le petit square plein de fraîcheur ! Il ne tarda pas à rencontrer quelques anciens copains désabusés qui n'osaient plus l'appeler Titole, mais qui ne lui cachèrent pas leur façon de penser. Au bout d'une semaine, il les avait tous revus. "Comment, toi, Thierry, ici, pas possible ! On te croyait en train de faire la conquête de la capitale ! J'espère bien que tu es de passage seulement ?" Et comme Titole remuait négativement la tête : " Te fixer ici ? Et pour peindre encore ? Tu es tombé sur le crâne ? En te souhaitant beaucoup de chance, quand tu auras vendu cinquante toiles - et l'on en dit beaucoup - toute la clientèle sera pourvue. Dans un trou pareil ! Ah ! la la !" L'un lui confiait : " Moi, tu vois, j'ai renoncé. J'ai tout laissé tomber. Tu comprends, je tenais à faire mes deux repas par jour. J'ai ouvert une droguerie. Je vends des tubes et des pinceaux aux peintres. C'est la seule peinture qui nourisse son homme !"

Un autre conseillait : "Thierry, dépêche-toi de remonter à Paris ! Il n'y a que là-haut que se font les réputations. Ne t'enlise pas plus longtemps ici. Ne t'encroûte pas ! Tu es déjà trop resté. Crois-moi, refous le camp ! Tu en baveras, je dis pas, mais toi qui as quelque chose dans le ventre, au bout de quelques années, tu auras un nom ! Pourvu que tu en foutes plein la vue, que tu changes un peu ton nom pour faire métèque : Titoloff par exemple, tu as tout pour réussir !"

Et Titole se refusait à voir le tableau aussi noir qu'on le lui peignait. Remonter là-haut, dans cet enfer ? Recommencer à se faire étrangler par un marchand ? Faire de la peinture au kilomètre ? Céder une toile cent francs quand elle en vaudrait deux mille, parce qu'on n'a pas mangé depuis trois jours ? Défaillir en reniflant le fumet qui s'échappe des rôtisseries ? Plus question.

Et d'abord, il allait commencer par faire une exposition qui se ferait appeler monsieur. Il mettrait tout en branle : la Radio, la Presse. Au besoin, il offrirait quelques toiles aux critiques. Il ferait des invitations, des affiches qui claquent. Mais on parlerait de lui, tonnerre de Dieu ! On en parlerait ! Et l'on en parla, c'est vrai. Il y eut beaucoup de monde pour admirer ses nus plantureux et bien construits, ses portraits vigoureux et ressemblants, ses natures mortes solides et bien composées, ses paysages où il n'y avait rien de trop et dont les lointains sombres étaient soulignés d'un trait rouge. A cette occasion, on remarqua sa forte (...) Mais quand il voulut faire son compte, le malheureux avait vendu six toiles, ce qui n'était déjà pas si mal, il en avait donné trois, s'était mis à sec pour payer la Galerie qui l'accueillait, tous les frais généraux, y compris le cocktail qu'il s'était cru obligé d'offrir à ses invités.

Bientôt ce fut pire quà Paris. Il lui fallut faire la chasse aux amateurs. Bien joli quand, au cours de l'année, il avait découvert quatre ou cinq de ces oiseaux rares. "Misère à Paris, misère ici !" soupirait tout bas le sombre Titole. Et bravement, puisqu'il fallait bien manger, il avait dû se mettre à un autre genre de peinture. L'artiste devenait artisan, à l'occasion. Il badigeonnait - avec quel goût ! - les plafonds et les cloisons en blanc, en jaune, en bleu, en vert, tout en rêvant à Rembrandt, à Goya, à Rubens, à tant d'autres ...

A quoi bon, maintenant, garder le bel atelier qu'il avait loué en arrivant ici. Il ne pouvait plus en payer le loyer. Comme il le regrettait pourtant cet atelier dont l'éclairage était réglable à volonté à l'aide d'un vaste rideau qui coulissait devant une large baie. Si là, s'étaient arrêtées ses déceptions mais hélas ! Il n'osait plus s'arrêter devant les vitrines des encadreurs qui avaient eu l'imprudence de lui faire crédit, et les marchands de couleurs pensaient avec amertume aux tubes qu'ils lui avaient vendus sur sa bonne mine, et dont la couleur, sèche depuis longtemps, ne pouvait plus être arrachée aux toiles sur lesquelles elle s'étalait gratuitement. Ça ne finirait donc jamais cette affreuse détresse ? Or, un soir au Peyrou, qu'il dînait d'un coucher de soleil, il écoutait, mélancolique, son ventre qui sonnait creux et, tout en admirant le Pic Saint-Loup allonger sa masse bleue sur les garrigues sombres, il eut une inspiration subite. Il pensa soudain à l'ermitage pour l'avoir visité une fois avec la joyeuse bande des Gadz'arts de sa jeunesse folle, et un éclair brilla dans ses yeux illuminés. "Mon Dieu ! s'écria-t-il, pourquoi pas ?

Cocteau a bien décoré la chapelle à Saint-Paul-de-Vence, Gorjou un oratoire à Saint-Junien, et tant d'autres ! C'est une idée à creuser. Et quelle publicité cela me ferait ! Des centaines, des milliers de visiteurs - il voyait grand volontiers - qui monteraient admirer les fresques de Thierry Tillier. Tu parles ! D'un coup, il les vit ces innombrables admirateurs monter en foule à l'assaut du Pic Saint-Loup. Il y avait même parmi eux beaucoup d'Allemands, d'Anglais et, c'est à peine croyable, des Américains ! des gens avec de l'argent plein les poches qui avaient traversé la grande mare (Titole dixit) pour contempler un chef-d'oeuvre sur lequel les grandes revues d'art du monde entier ne tarissaient pas. Avec des accents bizarres, venus des quatre coins de la planète, on l'appelait Maître, on passait des commandes, on s'impatientait du temps excessif que demanderait l'exécution, on offrait même par-dessus le marché, une puissante voiture pour bénéficier d'un tour de faveur. Et lui, Titole, toujours modeste, souriait doucement et répondait avec une politesse exquise : "Je regrette Miss ; je suis désolé Master, mais c'est à prendre ou à laisser."

Il quitta le Peyrou, à la nuit noire, à l'heure où l'on fermait les grilles, porté par son rêve sublime.

Dès le lendemain, une trique à la main, il grimpa au Pic Saint-Loup avec son léger attirail sur le dos, comme Courbet. Il avait son idée. En "trois coups de cuillère à pot", comme il disait, il exécuta une sanguine à l'ermitage : trois rochers gris en premier plan, l'humble chapelle, une touffe de chênes-verts. Il n'en fallait pas plus. Le temps de casser une croûte, et il reprenait le vélo qu'il avait laissé en bas, à Cazevieille.

De cette première étude, il tira des centaines de reproductions. "Tout le monde en voudra !" pensait-il. "Quinze francs ! c'est donné ! Quelle est la dévote qui va me refuser quinze francs pour avoir le bonheur de posséder l'ermitage du Pic Saint-Loup signé de ma main ?" Et il en vendit quelques-unes de ces sanguines, c'est vrai. Il les déposait à l'entrée des églises, parmi les paquets de cierges, les bulletins paroissiaux et les médailles pieuses. Et cela partait. C'était encourageant. La réussite allait-elle enfin lui sourire ? Il ne négligeait rien pour ça, coquin de sort ! Il fallait maintenant frapper un grand coup : décorer la chapelle.



La vision de la chapelle quand on arrive : la récompense après la montée
(photo du 27.05.2003)



Il parvint à intéresser à ses projets un brave chanoine, se fit accorder l'autorisation épiscopale nécessaire et, sans perdre une minute, se mit résolument à l'oeuvre. Ah ! il n'épargna ni son temps, ni sa peine, le débonnaire Titole. Nouveau frère Philippe du Berger, "par ses soins et fatigues", il dut trimbaler jusqu'à la crête un matériel impressionnant : couleurs en pots, brosses, bidons, quelques provisions de bouche, un léger - fort léger - équipement de camping, et que sais-je encore ? Mais rien ne le rebutait. la Presse avait annoncé à grand bruit sa romantique entreprise. Il n'en fallait pas davantage pour lui donner une foi, capable, non de renverser les montagnes, mais la force d'aller peindre à leur sommet. Que de tracas ! Que de montées et de descentes éreintantes avant que tout soit à pied d'oeuvre ! Mais aussi, quelle fièvre de création ! Quel lancinant ambarras devant les nombreux thèmes aussi séduisants les uns que les autres qui sollicitaient son pinceau, qui se bousculaient dans sa tête en feu ! Choisirait-il le thème Loup, à demi-païen, avec son feu qui embraserait la nuit profonde, scintillante d'étoiles ? Un beau sujet de clair-obscur, ma foi ! où les flammes dansantes illumineraient dans la pénombre la face extatique du chevalier inconsolé. Traiterait-il plutôt le thème Joseph ? Ce serait naturel en somme, et on devait bien ça au père nourricier de Jésus, puisque l'ermitage lui était dédié. Il le représenterait à son banc de charpentier, le front baigné de sueur, tandis qu'à ses pieds l'enfant-Dieu jouerait avec les blonds copeaux en tire-bouchon tombés de sa sainte varlope. Dans la pénombre, au fond de l'atelier, la vierge Marie, le visage nimbé d'une gloire d'or, vaquerait aux soins du ménage modèle. Pal mal non plus, et bien dans la note. Et que dire du thème Jésus, un thème compris de tout le monde, une simple crucifixion, avec de pieuses femmes et des soldats romains ? Quelle occasion de faire une belle étude de nu, de montrer aux connaisseurs que l'anatomie du corps humain n'avait pas de secrets pour un maître tel que lui ! Quel prétexte magnifique aussi pour faire étinceler au soleil les armures des centurions, pour revêtir de draperies somptueuses l'admirable corps de Marie-Madeleine ! Oui, tout bien pesé, il commencerait d'abord par peindre une mise en croix. D'ailleurs n'avait-il pas trois murs à couvrir ? Par conséquent, comme l'appétit vient en mangeant, il traiterait les trois thèmes. Ni plus ni moins ! L'ensemble formerait un tout complet, il y en aurait pour tous les goûts et tout le monde serait content.

Dans son exaltation, il n'eut pas la patience de s'assurer du bon état des murs. "Bah ! se dit-il, ils sont bien lisses, refaits à neuf, ça ne bougera pas !"

Et sans plus attendre, il tomba la veste, roula une cigarette et se mit au travail en sifflotant. Il avait déjà de nombreuses études sur papier-décalque, enroulées à ses pieds. Le temps de les fixer avec quelques punaises, d'exécuter la mise en place et, dare-dare ! il attaqua l'ébauche avec frénésie. Excellent Titolle ! Quelle joie de peindre si haut perché, en plein dans le ciel bleu ! Il n'arrêtait pas. Sans même qu'il le voulût, il trouvait des tons d'une richesse prodigieuse. Des gris d'armures lourds comme du métal. Des ocres, des bistres qui gardaient le frémissement de la chair. Oh ! cette gamme incroyablement singulière, cette pâte généreuse ! Elle n'appartenait qu'à lui. Il en était sûr. Il travaillait d'arrache-pied, avec une ardeur jamais démentie.



La chapelle Saint Joseph, vue de face
(photo J.C.E. du 27.05.2003)



Quand il se sentait un peu las, il lâchait la brosse, la palette, sortait respirer un moment, appuyé à la barrière de roc de la crête, comme à une terrasse. De là-haut, sa vue planait à l'infini : jusqu'aux Cévennes, jusqu'à la mer, jusqu'aux Alpes, jusqu'aux Pyrénées. " Dans cette immensité, pensait-il en souriant, je ne suis qu'un point, moins qu'un point, un atome, rien du tout, et pourtant, à cause de cette chapelle, dans mille ans on parlera peut-être de moi ! " Alors, ivre d'espace, de grand air, il rentrait se remettre à peindre comme un forcené. Le soir, de tout le pays environnant, on voyait la fumée bleue de son feu comme au temps des anciens ermites. Et, la nuit venue, il s'endormait comme une brute, écrasé de fatigue, sans même avoir le temps ni le goût de trop s'attarder à une cuisine compliquée. De temps en temps, un reporter montait jusqu'à lui, lui faisait un papier à sensation : " Je n'ai pas reconnu Thierry Tillier. Depuis quinze jours, son épiderme ignore le rasoir. Un vrai homme des bois ! Il n'a plus le temps de se raser, de se laver, de manger, à peine celui de dormir. Il ne vit que pour peindre des oeuvres immortelles au sommet d'une montagne de granit, tel un Dieu au sommet de l'Olympe !" écrivait-il.

Cette vie exaltante dura un grand mois. Puis un beau matin, Titole, maigre comme un clou, à bout de couleurs, et ayant ouvert sa dernière boîte de sardines, déclara remettre les deux autres panneaux à plus tard. Il avait besoin d'un peu de repos et de troquer son enveloppe olympienne contre celle d'un humble mortel. Il descendit donc de son immense piédestal et on le revit traîner ses savates dans la "fange des villes". Si on lui demandait : " Alors Thierry, tu comptes bientôt remettre ça ? "

- " Si tu savais comme il me tarde, répondait-il. Le temps de souffler un peu et je remonte. Là-haut, c'est le rêve ! On ne respire pas l'air de tout le monde. Loin des bassesses ! Des saloperies de la vie ! "

En attendant, il ne se pressait pas de repartir. Les quelques sanguines de l'ermitage, qu'il vendait encore de temps en temps, lui faisaient prendre patience. Il lui fallait si peu pour vivre. Avec quelques badigeonnages d'appartements, il pouvait attendre et trouvait même le temps de brosser quelques toiles. Parfois il allait se promener au Peyrou et, du haut du plateau, ses yeux ne pouvaient se détacher du Pic Saint Loup qui semblait les attirer comme un aimant. Alors une sorte de remords l'envahissait et il ne cessait de se répéter mollement : " Ah ! il faudra pourtant bien que je recommence l'escalade. La semaine prochaine, tiens ! Pas plus tard que la semaine prochaine ! Le temps de passer le fourbi en revue, de me réapprovisionner et, en route ! Il y a encore deux panneaux qui m'attendent, coquin de bonsoir ! "

Hélas ! la semaine prochaine passa, et bien d'autres après elle, mais Titole ne remontait toujours pas. Pour comble de malchance, dès l'hiver qui suivit l'exécution de son premier panneau, sous l'effet du gel et de l'humidité, les premières écailles de couleur commencèrent à se soulever et à tomber. On le lui signala : "Oh ! ce n'est rien", répondit-il de sa voix traînante. Ce n'est que la peine d'y monter, sinon en "trois coups de cuillère à pot" tout serait restauré ! J'irai voir ça un de ces jours !"

Le Pic Saint-Loup l'attend toujours.
- "Il fallait penser aux dessous !" ne cesse-t-il de répéter, "ou bien peindre carrément à fresque, dans la vieille tradition italienne. Oui, mais j'aurais dû embaucher un fresquiste. Et ça coûte ! Ah ! toujours la même histoire ! Des sous ! Des sous ! Malheur à l'homme pauvre ! Mon vieux Titole, tu ne seras jamais qu'un gueux !"

L'hiver d'après, ce fut pire. Des plaques, grandes comme la main, boursouflaient toute la peinture et tombaient de temps en temps avec un bruit mat. J'ai vu l'oeuvre de Titole à ce moment-là. Elle avait déjà beaucoup souffert et était à peu près irréparable. Il fallait repartir à zéro. Dommage ! Grand dommage ! car c'était un beau morceau de peinture.

Quatre ou cinq ans après, de cette crucifixion, il ne restait à peu près rien. Cependant Titole y pensait encore comme on pense aux êtres chers que l'on a perdus, mais qu'on sait ne plus revoir jamais. Il fallut donc gratter complètement, recrépir, badigeonner à neuf pour que ce fût propre. A la place du beau Christ de Titole, de ses centurions au regard dur, il n'y a plus désormais qu'un grand triangle blanc, nu et froid, avec le souvenir d'un bel espoir évanoui.



L'autel de la chapelle
(photo J.C.E. du 27.05.2003)



Mais ce rêveur incorrigible n'a pas renoncé ; il ne renoncera jamais. Le croiriez-vous ? Titole a rêvé l'autre nuit que, du pied du grand crucifix du Pic Saint-Loup, où il se tenait les mains dans les poches, il voyait monter, en un interminable cortège, des milliers d'admirateurs. Il y avait des Anglais, des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Américains, oui des Américains qui avaient traversé la "grande mare" ... Après avoir contemplé son chef-d'oeuvre resplendissant, tous ces gens-là poussaient des exclamations enthousiastes. Tout le monde l'appelait : "Maître ! Cher Maître !" Et les commandes pleuvaient ! Oh ! qu'elles pleuvaient !...

Sympathique Titole ! Grand enfant, va !




3/ Les marmites du duc de Rohan.

Quand on feuillette un dictionnaire, et qu'arrivé à la syllabe RO, on aperçoit en tournant la page, le grave portrait du duc de Rohan avec son grand front dégarni où seules deux touffes de cheveux ombragent les tempes, sa bouche un peu longue qui souligne une lèvre inférieure dédaigneuse, et son grand col de dentelles à la Louis XIII, on ne se douterait pas qu'un incident tout à fait inattendu contraignit ce général huguenot à lever le siège du château de Montferrand. Comme quoi la stratégie la plus savante est parfois à la merci des faits les plus anodins, et le grain de sable dans l'uretère de Cromwell n'est pas le seul à avoir empêché la réalisation de grands desseins.

Le duc de Rohan donc, nommé général en chef des Religionnaires, fit son entrée dans Montpellier le premier janvier 1622 aux acclamations vibrantes de la foule. La ville était alors aux mains des protestants. Les églises flambaient les unes après les autres. Par un juste retour des choses, les catholiques étaient rudement pourchassés. Il était rigoureusement interdit aux prêtres de célébrer leur culte. Les vieilles chroniques nous parlent de celui qui fut surpris, en habits sacerdotaux, à dire la messe au fond d'une chambre. On lui fit parcourir tout seul, pieds nus, en cet équipage, les principales rues, exposé aux moqueries, aux quolibets, aux sarcasmes et aux bourrades de la population déchaînée. Sous prétexte de vérifications, les protestants n'hésitaient pas aussi à sortir dans la campagne environnante et à piller les petites maisons d'agrément que les catholiques y possédaient. Dans ces conditions, l'évêque de Montpellier, Monseigneur de Fenouillet, avait-il jugé plus prudent de fuir sa cité épiscopale et, avec de nombreux chanoines et amis, de chercher un refuge derrière les remparts solides du château de Montferrand qui appartenait aux évêques du diocèse depuis que le pape Paul III l'avait enlevé aux comtes de Toulouse pour le leur donner.

Cependant le duc de Rohan, à la tête de ses sept ou huit mille soldats, parcourait le Pays-Bas, attentif aux allées et venues de l'armée catholique commandée par le duc de Montmorency. Le général huguenot attaque d'abord, au commencement du mois de mars, la Tour Carbonnière pour se rendre maître des marais salants d'Aigues-Mortes, mais il ne put s'en emparer.

Le 24 de ce mois, il alla assiéger le château de Montlaur, tenu par les catholiques, et qui coupait les communications entre Sommières et Montpellier. Après l'avoir "battu du canon" pendant deux jours, il fit donner sans succès, un assaut le 26 où il eut trente hommes tués et plus de cent blessés. Sans se décourager, il revint à la charge deux jours plus tard et emporta la place. Plus de quatre-vingts des assiégés furent tués et le sieur de Montlaur, qui s'était retranché dans la plus haute tour, dut remettre son épée au duc de Rohan. On pendit cinq prisonniers et les autres furent conduits à Saint-Drézéry. Quant au sieur de Montlaur, on se garda bien de le pendre car il avait de quoi répondre. Il fut envoyé à Sommières et condamné à payer une forte rançon. Le lendemain, le château de Montlaur fut entièrement rasé. Le duc de Montmorency, occupé à la prise de Faugères en Biterrois n'avait pas pu se porter au secours de cette place catholique.

Le duc de Montmorency étant revenu de Faugères se trouvait avec ses troupes à Villeneuve-les-Maguelone où il opéra sa jonction avec Monsieur de Châtillon. Ils allèrent ensemble assiéger Cournonsec qui se rendit dans les premiers jours du mois d'avril. Alors les habitants de Montpellier, inquiets de sentir près de leur ville une importante force catholique qui pouvait les attaquer d'un moment à l'autre, prièrent le duc de Rohan d'engager le combat contre elle, à Villeneuve même afin de l'éloigner de leurs remparts. Mais le secret avait été sans doute mal gardé, car le bruit d'une attaque protestante se répandit jusqu'à Villeneuve. Les troupes qui s'y trouvaient prirent les devants et s'avancèrent jusqu'à Lavérune, ayant à leur droite le charmant ruisseau de la Mosson et les Religionnaires venus à leurs devants du côté de Montpellier. Les protestants s'arrêtèrent à Saint-Jean-de-Védas, la rivière entre les deux armées.

Je ne vous raconterai pas toutes les péripéties de la bataille, mais sachez seulement que sur la Mosson, le joli moulin de Tourtourel était convoité par les deux camps, que le duc de Rohan avec le gros de sa cavalerie se tenait sur un adorable coteau couronné de pins sylvestres, qu'il voulut chasser du moulin une compagnie du régiment du Languedoc qui l'avait occupé lorsqu'un boulet de canon emporta la tête du cheval de Monsieur de Montarnaud qui était près de lui et le couvrit de sang.

Après qu'on se fut canonné et arquebusé trois jours durant, les deux chefs se retirèrent de concert, l'un à Montpellier et l'autre à Villeneuve. Histoire de ne pas laisser ses troupes inactives, entre-temps le duc de Rohan alla occuper Saint-Georges-d'Orques d'où une compagnie de gens à pied commandée par Monsieur de Valcourtois poussait la hardiesse d'aller souvent faire des prisonniers jusqu'aux portes de Montpellier. Cependant, le duc de Montmorency craignant quelque nouvelle entreprise des Religionnaires s'avança de nouveau jusqu'à Saint-Jean-de-Védas, prit le poste que ses ennemis occupaient quelques jours auparavant. Il s'empara du fameux moulin de Tourtourel et fit traverser la Mosson à ses troupes. Le régiment du marquis de Portes fut envoyé contre les troupes catholiques. Les mousquetades durèrent longtemps. Enfin, après diverses alternatives, au cours desquelles le colonel du régiment de la Blaquière et quelques autres officiers furent tués, il répugna au duc de Rohan d'engager le gros de ses troupes et il les rassembla à Celleneuve. Le général huguenot, d'ailleurs fort mécontent, fit dire que cette attaque avait été commandée sans son ordre et en rejeta toute la responsabilité sur son lieutenant-général, Monsieur de la Bertichère.

Le duc de Montmorency laissa une compagnie occuper le moulin de Tourtourel et ramena le gros de son armée à Villeneuve tandis que Monsieur de Châtillon retournait avec la sienne à Aigues-Mortes où une action contre les salins était toujours à redouter. Le duc de Rohan, averti par ses espions, le 24 avril, des mouvements des troupes ennemies et se sentant les mains libres, quitte aussitôt Celleneuve, prend le chemin de Gognac où, après quatre volées de canon il s'empare de l'église Notre-Dame dont il ne laisse que les fondations, puis il gagne la vallée de Montferrand avec l'intention de tenter l'attaque du château.

Dès le premier jour, le vieux "burg" fut investi. Sur trois côtés, au midi, à l'est et au couchant, les troupes huguenotes opposaient, à bonne distance, une barrière vivante et infranchissable aux tentatives de sortie des catholiques. Vers le nord, c'était l'abîme béant car le rempart y prolonge si parfaitement la haute falaise grise qu'on se demande où s'arrête le roc et où commencent les fortifications. Nul souci dans cette direction. En bas, entre les chênes-verts, les protestants se réjouissaient. Leurs morions et leurs armures à écrevisse étincellaient au soleil comme des miroirs à alouettes. Une joyeuse animation régnait dans le camp huguenot. Le ravitaillement n'y manquait pas et les razzias opérées dans tous les mas et villages environnants, d'où l'on avait ramené des boeufs, des vaches et des moutons en quantité donnaient à toute l'armée le teint frais et la mine vermeille.

Si vous aviez vu les catholiques, là-haut derrière leurs remparts, pécaïre ! c'était une autre histoire. Pauvres papistes ! Ils faisaient pitié, pâles, maigres, nourris d'oignons, d'aulx, d'olives noires et de claires farinettes. Ils se déplaçaient tristement à l'abri de leurs murailles comme des ombres avec leurs faces de carême. Depuis plusieurs jours, craignant une attaque soudaine, les neuf entrées avaient été barricadées, la lourde herse abaissée, et le portail massif, coincé par ses deux énormes barres de chêne en haut et en bas, ne s'ouvrait plus.

Si le siège devait se prolonger, comme il était permis de le craindre, comment ferait-on pour donner à manger aux deux cents hommes de la garnison et à l'entourage de l'évêque, une bonne centaine de personnes au bas mot, des chanoines rubiconds, à l'embonpoint respectable et d'autres personnages non moins bedonnants, habitués à la bonne chère. Ce ne sont pas les prières ferventes et la messe célébrée chaque matin dans la chapelle du château qui arriveraient à les rassasier ! C'était bon pour la faim de l'âme ! Mais l'appétit de cette guenille de corps était beaucoup plus exigeant. C'est à cette question fort préoccupante que songeait Monseigneur de Fenouillet, assis dans l'embrasure d'une fenêtre de sa riche bibliothèque, tout en parcourant d'un oeil distrait de précieux manuscrits grecs et latins.

Or, quand vint l'heure du dîner, les protestants, sachant que les catholiques malgré leur foi ardente, qu'ils disaient, en avaient assez de faire jeûne, allumèrent, bien en vue, une longue file de grands feux. Au milieu des hautes flammes, ils dressèrent d'énormes marmites montées sur trois pierres ou accrochées à de grandes barres de fer, disposées en faisceau comme des arquebuses. Et dans ces marmites où l'eau chantait en bouillant, leurs cuisiniers, manches retroussées, jusqu'aux coudes, entassaient d'appétissants morceaux de viande qui provenaient des bêtes abattues non loin de là, et découpées dans les grands et beaux quartiers suspendus aux basses branches des chênes. Quel délicieux potage, ils allaient avoir là ! Quelle savoureuse nourriture qu'ils déchireraient ensuite à belles dents ! Dans ces conditions, on imagine facilement quel devait être le moral des soldats du duc de Rohan. Pour narguer les catholiques qui avaient le ventre creux, ils les interpellaient à grands cris et leur criaient goguenards : - "Priez bien votre Dieu ! Il vous laissera tomber des cailles toutes rôties du haut du ciel ! Ah ! quel bon bouillon ! Vous en voulez ? Descendez donc y goûter !" Et patati et patata. De temps en temps, pour mieux leur faire venir l'eau à la bouche, ils leur montraient, suspendues à de grandes fourches, les dépouilles sanglantes des animaux qu'ils venaient de saigner. Quel supplice de Tantale pour les pauvres papistes qui se morfondaient là-haut derrière leurs meurtrières en grinçant de la mâchoire !



Les murailles de Montferrand, aujourd'hui
(photo J.C.E. du 27.05.2003)



Oui, mais si les catholiques avaient les dents longues, ils possédaient de l'artillerie, une bonne douzaine de couleuvrines servies par des artilleurs rompus à la manoeuvre, et des pointeurs excellents dont l'oeil visait droit au but sans défaillance. Sans se laisser émouvoir, Monseigneur de Fenouillet donna l'ordre de riposter énergiquement aux provocations huguenotes et à leurs boulets qui avaient déjà ébréché quelques pans de courtine. Immédiatement, les couleuvrines accroupies sur leurs affûts, derrière les embrasures comme des dragons prêts à cracher des flammes, entrent en danse : Pin ! Pan ! Poum ! et de si belle façon que, les unes après les autres, dans un vacarme épouvantable, toutes les marmites huguenotes éventrées, culbutées, sont emportées à tous les diables, le bouillon répandu parmi le thym et le romarin, et la viande si bien éparpillée dans tous les buissons environnants que tous les renards du pays durent faire ripaille cette nuit-là. Jamais repas ne fut plus tôt servi !

C'est au tour des protestants de s'arracher les cheveux, tandis que la garnison catholique exulte là-haut, debout sur le chemin de ronde, brandit victorieusement mousquets et arquebuses et crie aux soldats du duc de Rohan en train d'essayer de retrouver quelques rogatons dans la garouille : "Bon appétit, parpaillots ! S'il vous faut des cure-dents, venez en chercher ! Il ne nous en manque pas !" Et ils leur montraient leurs longues colichemardes.

Le lendemain, les protestants rendus méfiants par leur mésaventure de la veille, installèrent leurs marmites derrière des chênes-verts très touffus qui les dérobaient entièrement à la vue de leurs ennemis. "Ici, se disaient les cuisiniers tout affairés à préparer le repas de l'armée huguenote, nous sommes à couvert. On ne risque pas de nous voir. Ce serait bien une malédiction, si nos camarades ne pouvaient pas manger à leur faim aujourd'hui !" Le soleil brillait, pas un pouce d'air. Les hommes chantaient, insouciants, en surveillant le bon bouillon qui cuisait, et la vapeur, une vapeur qui sentait bon, soulevait de temps en temps les énormes couvercles de fonte. La matinée s'avançait et les trompettes allaient sonner la soupe. Sous la tente, le duc de Rohan, après avoir attentivement examiné, avec Monsieur de la Bertichère, les plans du château et longuement discuté de la meilleure façon de donner l'assaut, se félicitait en se frottant les mains : "Aujourd'hui, nos hommes auront bien mangé. Le courage ne leur manquera pas. Le moral sera bon. L'attaque doit être couronnée de succès !"

Comme il disait ces mots, un fort vent d'ouest se mit soudain à souffler en tempête, chassant la fumée en gros tourbillons et indiquant nettement les foyers sur lesquels bouillaient les grosses marmites bourrées de viande savoureuse ... On aurait dit que là-haut, derrière leurs murailles, les autres n'attendaient que ça pour commencer leur sabbat. Pin ! Pan ! Poum ! en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, toutes les marmites furent de nouveau emportées sans rémission. L'armée huguenote maugréa sans fin et dut se contenter, à son tour, de gesses, de pois-chiches et de raves bouillies. Son moral baissait et le duc de Rohan fort dépité sacra et déclara à son lieutenant-général : "Sacrebleu ! Monsieur de la Bertichère, nous ne pourrons encore donner l'assaut aujourd'hui !"

Le troisième jour, les cuisiniers protestants, après avoir fait le recensement des dernières marmites qui leur restaient encore en réserve, les déplacèrent une nouvelle fois et vinrent les dresser dans un endroit à l'abri de grandes roches, véritable rempart contre le vent et les boulets de couleuvrines. En même temps, ils allumaient bien en vue, une longue file de grands feux au-dessus desquels ils suspendaient des cuirasses noircies au charbon de bois et qui, de loin, ressemblaient assez bien à des marmites. Les artilleurs de Monseigneur de Fenouillet parurent donner dans le panneau et se mirent à bombarder consciencieusement les cuirasses-marmites. Ce sont les Religionnaires qui s'esclaffaient ! - "Cette fois, on peut dire que nous leur faisons prendre des vessies pour des lanternes ! s'exclamaient-ils. Pendant qu'ils gaspillent ainsi leurs boulets, faisons tranquillement notre soupe et notre ratatouille. Prenons des forces ! Après, gare à vous, sacrés Papistes ! Vous allez voir ce que vous allez voir !"

Mais pendant que les protestants dormaient sur leurs deux oreilles, les catholiques leur réservaient un tour de leur façon. Ils n'avaient pas été longs, en effet, à reconnaître, grâce au vent léger qui apportait à leurs narines dilatées, une lancinante et délicieuse odeur de pot-au-feu, la place exacte où les "gorges noires" avaient installé leurs cuisines, à une portée de canon vers le Pic Saint-Loup. Dans le plus grand silence, tandis que les couleuvrines continuaient de mettre à mal les cuirasses-marmites, une étroite poterne fut ouverte de ce côté-là et cent catholiques résolus firent une sortie. Ils se glissèrent sans bruit en se dissimulant parmi les rochers et les broussailles, et fondirent tout à coup sur les huguenots sans armes à portée de la main, au moment où ils s'y attendaient le moins. Une brusque mousquetade : Pin ! Pan ! Poum ! éclata soudain à leurs oreilles comme un coup de tonnerre, puis, avec la furie d'un torrent impétueux, nos cent forcenés, la rage au coeur, "firent une fricassée" des huguenots tout décontractés, se ruèrent sur leurs marmites qu'ils renversèrent avec leurs estramaçons, et se retirèrent aussi vite qu'ils étaient venus, non sans avoir fait main basse sur deux ou trois quartiers de viande qu'ils ramenèrent triomphalement au château.

Dans l'armée huguenote, la consternation était générale : il ne lui restait plus une seule marmite ! Le duc de Rohan prit donc le parti de lever le siège. Après avoir démantelé les Matelles et quelques autres églises fortifiées, il se retira du côté d'Uzès pour y attendre d'Angleterre une nouvelle livraison de marmites tandis que la garnison du château de Montferrand fêtait joyeusement la fin de son carême.


Note : En ce qui concerne l'ermite que Edmond TEISSIER appelle "frère SOBEYRAS" et probablement frère Pierre Sobeyras, la transcription de Louis de CHARRIN, pour le même acte du 23 juin 1430, est Pierre JOBYRAS ("Les testaments de Montpellier au Moyen Age" - 1961) : Voir la copie de cette transcription dans Peyrebrune





Les murailles de Montferrand, hier
(carte postale adressée le 05.08.1907)



Proverbes, dictons et histoires fabuleuses

- "Quand lo piog de Sant Lop pren son capèl
Lo pastre pot prene son mantel
"
(Quand le pic Saint-Loup prend son chapeau, le berger peut prendre son manteau : MISTRAL. Trésor du Félibrige. t. II. p. 231 ; cité dans le n° 4 de 1979 de la revue "Etudes sur Pézenas et l'Hérault", article de Claude ACHARD intitulé : "L'Hérault pays de faerie").

- "Des historiettes circulaient et circulent sur notre géant national : "On raconte à Valergues, qu'un jour Gargantua s'arrêta non loin de la Méditerranée, un pied sur le mont Ventoux et l'autre sur le pic Saint-Loup, auprès de Montpellier. Comme il faisait grand chaud et qu'il avait soif, il but dans la mer et un vaisseau de ligne qui passait par là fut avalé. Grand émoi parmi l'équipage, qui, ne sachant d'où provenait l'obscurité subite qui régnait dans le bâtiment, alluma des torches et visita tous les recoins. Mais une flammèche mit le feu aux poudres ; le vaisseau éclata et Gargantua en fut quitte pour lâcher un gros pet, ce qui le soulagea beaucoup" ; cité dans le n° 4 de 1979 de la revue "Etudes sur Pézenas et l'Hérault", article de Claude ACHARD intitulé : "L'Hérault pays de faerie" ; l'auteur précise en note que cette histoire est reprise de Paul SÉBILLET dans son livre : "Gargantua dans les traditions populaires" (pp. 270-271). Paris, éditions LAROSE et MAISONNEUVE (1883).

- "François DEZEUZE, dit l'Escoutaïre, avait entendu raconter "par une vieille de Celleneuve que quand Gargantuàs passa à Montpellier, il mit un pied sur le pic Saint-Loup, l'autre sur le truc de Mireval et qu'ainsi posé, il but le Lez d'une haleine" (Rabelaes à Mount-Peliè. F. DEZEUZE, éditions Mount-Peliè. 1920, notes p. 223) ; cité dans le n° 4 de 1979 de la revue "Etudes sur Pézenas et l'Hérault", article de Claude ACHARD intitulé : "L'Hérault pays de faerie"

- "D'autres héros parcourent le département à grands pas, tel Hercule : "Autrefois le pic Saint-Loup et l'Ortus ne faisaient qu'un bloc. Au mas Rigaud, vivait une bergère, à Faubetou, un jeune berger. Ils partageaient un sentiment plus que tendre qui excita la jalousie du seigneur Gardiol, individu inquiétant. Pour se venger d'avoir essuyé un refus lorsqu'il était venu demander la main à la bergère, le seigneur lâcha contre elle ses énormes molosses. Elle succombait et ses plaintes devenaient de plus en plus faibles. Hercule passant par l'Aigoual l'entendit, en quatre enjambées il fut sur les lieux et ne vit qu'une solution : d'un coup de son énorme massue, il fendit la montagne en deux. Gardiol fut enfoui sous les amas de pierres du pic Saint-Loup, La bergère se retrouva au sommet de l'Ortus. Depuis, le seigneur ne cesse de pleurer et ce sont ses larmes qui jaillissent à la fontaine de Mascla. Quelque temps plus tard, Hercule revint à passer par ces parages. Il avait soif. Il mit un pied sur l'Ortus, l'autre sur le pic Saint-Loup et se désaltéra à la fontaine de Mascla" (communications de M. Léon DURAND. Saint-Mathieu-de-Tréviers) ; cité dans le n° 4 de 1979 de la revue "Etudes sur Pézenas et l'Hérault", article de Claude ACHARD intitulé : "L'Hérault pays de faerie"

[Dans le même numéro de cette revue, claude ACHARD remercie notamment Georgette MILHAU qui lui a permis de nombreux emprunts à son article La carte mythologique du département de l'Hérault (paru au Bulletin de la société de mythologie française), Jacques VALLON pour son L'Hérault préhistorique et protohistorique (tome XIII des mémoires de la société archéologique de Montpellier) et il signale qu'une autre version de son étude est parue dans le tome CXIII du Bulletin de la société de mythologie française.]


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