Généalogistes et collectionneurs


Philosophie magazine de septembre 2017 a, dans ce numéro, une page intitulée : "Pourquoi fait-on des collections ?" et la revue donne quatre explications de philosophes (Gottfried Wilhem LEIBNIZ, Sigmund FREUD, Erving GOFFMAN et Jean BAUDRILLARD), commentées par Marie DENIEUIL. Comme on dit, cet article nous a interpellé et nous nous sommes demandé si, finalement, les généalogistes ne sont pas des collectionneurs, au même titre que ceux qui font collection de timbres, de pièces de monnaie, de capsules de bière ou ... de voitures anciennes, petits ou grands objets.

Cette notion d'objets, justement, paraît pourtant constituer une limite infranchissable dans la définition d'une collection, bien qu'il y ait, semble-t-il, d'autres éléments constitutifs. Une collection serait donc, avant tout, un rassemblement d'objets. Ainsi, Krzysztof POMIAN définit la collection comme "tout ensemble d'objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d'activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet et exposé aux regards". Ces objets perdent de leur utilité ou de leur valeur d'échange pour devenir sémiophores, porteurs de sens. [Histoire culturelle, histoire des sémiophores in J-P RIOUX, J-F SIRINELLI (ed) "Pour une histoire culturelle", Seuil, 1996, p. 73-100 - cité dans l'article de Wikipedia "Collection (activité)"]

En donnant cette définition, Krzysztof POMIAN n'a pas tenu compte de la critique faite (en 1987) par Bertrand JESTAZ de son ouvrage paru aussi en 1987 et intitulé : Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle. (Paris, Gallimard). JESTAZ écrit, notamment, dans le compte rendu de son livre : "L'ouvrage qu'il (POMIAN) publie sous un titre alléchant est en fait la réunion de divers articles déjà parus séparément (la plupart en Italie) (...) Un premier article sert d'introduction à l'ouvrage en abordant le phénomène même de la collection et sa signification. Il pose comme un critère décisif le fait qu'une collection soit exposée aux regards, visitable (...) mais c'est là une idée qui est contredite par la réalité : les historiens de l'art savent bien qu'il existe aussi des collectionneurs (hélas) qui ne cherchent nullement à montrer leurs richesses, qui les cachent - si même ils ne les tiennent pas dans des coffres - (...) L'exposition est le critère du musée, non de la collection. L'esprit de la collection n'est pas uniquement lié à la parade sociale. Le ressort fondamental est en fait le sentiment de propriété, avec ce qu'il peut comporter d'égoïsme abusif, et il peut se suffire à lui-même sans même le support de la contemplation privée : il peut y avoir entre le collectionneur et l'objet une relation d'ordre passionnel, et elle échappe à l'analyse sociologique (...)" [Bulletin monumental (Société Française d'Archéologie), vol. 145, n° 4, 1987, compte rendu, pp. 439-440]

L'exemple ci-dessus montre qu'avant de comparer le collectionneur (ou la collection) au généalogiste (ou à la généalogie), il faut d'abord s'assurer des définitions de ces deux concepts. Pour les collectionneurs, d'autres auteurs ont essayé d'en définir les contours. Ainsi, Robert NEUBURGER a écrit "Freud : collectionneur". Dans le Hors-Série Art de Technikart du 10.10.2008, on y retrouve une partie de ses idées grâce à un entretien avec Vincent COCQUEBERT. Pour NEUBURGER, il existe deux types de collectionneurs aux comportements distincts. "Il y a les accumulateurs, ceux qui vont collectionner des timbres, des cartes de téléphone, et dont le but est de perpétuellement compléter une collection qui n’est, par définition, jamais véritablement finalisée. De l’autre côté, on trouve des collectionneurs qui se situent, eux, dans un processus de recherche perpétuelle de l’objet exceptionnel. Ils tentent de capter quelque chose d’insaisissable de l’ordre du merveilleux. (...) Les accumulateurs, ceux qui tentent de former un ensemble, sont mus par ce que l’on appelle les « défenses obsessionnelles ». Pour eux, l’acte de collectionner est une manière de maîtriser leurs angoisses autour d’un objet sur lequel ils ont le sentiment d’avoir une prise. On est là dans le fantasme d’un contrôle de sa vie mais également dans un jeu d’échange où l’objet sert de médiateur dans notre relation à l’autre. (...)" Pour les seconds, " C’est une quête interminable car la frustration survient presque immédiatement une fois l’objet en notre possession. Pour autant, collectionner reste un bon traîtement de nos angoisses et un substitut intéressant dans un monde où notre nature de chasseur est totalement annihilée. (...)"

C'est aussi ce que nous dit Marie DENIEUIL à propos de Sigmund FREUD : "Dans son Introduction à la psychanalyse (1917), FREUD distingue le trouble obsessionnel compulsif qu'est la syllogomanie (l'accumulation anarchique et frénétique d'objets) de la collection, qui en est la version ordonnée et rationnelle. Le collectionneur sélectionne, range, classe : il cherche à structurer son environnement. Cette forme rudimentaire de maîtrise du monde commence dès l'enfance. Aussitôt finie, une autre commence. Pour cause, si la relation avec les humains est source d'angoisse, il existe une certaine sécurité dans la relation aux objets qui se succèdent et se ressemblent. En ce sens, la collection est vue par le psychanalyste comme l'une des rares névroses qui contient en elle-même son propre traitement." (Philosophie magazine, op cit)

A ce stade, la question "Pourquoi fait-on une collection ?" se résume souvent par une exclamation : "Faire un collection n'a aucun sens ! C'est, par exemple, ce que voulait dire à ses auditeurs de RMC, Eric BRUNET, dans son "Brunetmétrie" du 22.09.2017, à 14 H 15. Il a dit, par exemple : "Je n'ai jamais rien compris aux motivations des collectionneurs" ... cependant que 57 % des auditeurs qui ont téléphoné ou envoyé un message ont considéré que c'était bien de collectionner. C'ertains ont estimé que c'était un état d'esprit (qu'on avait ou qu'on n'avait pas), d'autres que ça rendait la vie meilleure, certains qu'ils ne faisaient pas une collection pour eux mais pour les autres, beaucoup que c'était une passion, certains encore qu'ils faisaient revivre les objets car ils ne les conservaient pas dans un grenier, etc. Bref, une addition de motivations et de comportements divers qui n'ont pas convaincu, pour autant, l'animateur de RMC. On sent bien, cependant, que si le comportement du collectionneur intrigue, cette passion est largement répandue : un Français sur quatre a-t-on dit !

A l'interrogation Pourquoi fait-on une collection ?, on peut, évidemment, se reporter aux analystes philosophiques tels que celles de Gottfried Wilhem LEIBNIZ pour qui le collectionneur reconstruit l'univers en miniature, ou à celles de Jean BAUDRILLARD pour qui le collectionneur se singularise ou encore à celles d'Erving GOFFMAN pour qui le collectionneur donne du sens au quotidien ("résumés" pris dans le n° de Philosophie magazine, op cit) mais nous préférons conclure cette première partie en reprenant une partie de la présentation d'une exposition qui a eu lieu du 19.03.2011 au 25.09.2011 à l'Ecomusée de la Bresse bourguignonne, au château de Pierre-de-Bresse.

"Collection est issu du latin populaire collectio (action de recueillir, d'amasser, des rassembler des objets) lui-même issu de colligere (de même mais au sens humain : rassembler une troupe, par exemple). A partir de collection, deux termes sont apparus récemment : le collectionnisme et la collectionnite. Le collectionnisme est l'acte de collectionner et renvoie, historiquement, à un hobby pratiqué par les classes fortunées de la péninsule italienne pendant la Renaissance, les BORGHÈSE et les MÉDICIS en étant les plus célèbres illustrations : synonyme de bon goût, cette pratique s'est répandue à l'ensemble des cours européennes. Une volonté d'accumulation ostentatoire transparaît dans cette mode, effet que l'on ne trouve pas forcément chez tous les collectionneurs que l'on pourrait scinder en deux groupes : les vitrines qui exhibent leurs trouvailles, et les placards qui amassent des objets pour leur seul plaisir. Parmi eux, se distinguent encore les connaisseurs et les amasseurs, ces derniers relevant plus du terme de collectionnite que de collectionnisme. Le suffixe ite intègre généralement la notion de maladie inflamatoire mais cette acception doit être prise avec recul et avec humour : qui n'a pas eu un jour sa collection ? Des psychanalistes se sont penchés sur la question et différentes théories ressortent : pouvoir transitionnel de l'objet à la période de la petite enfance, manque inassouvi, besoin d'acquérir, de matérialiser sa propre existence, réaction plus ou moins inconsciente à une mode ... Bref, la liste est longue mais ce qui ressort à chaque fois des cas étudiés c'est le terme de passion. Comme un conservateur de musée, un collectionneur assouvit une passion : n'est-ce pas là le plus important ? C'est ce que résument les quelques mots de l'ethnologue Claude FRÈRE-MICHELAT concernant les collectionneurs : Ils sont fiers de leur passion, de connaître à fond leur sujet, de faire oeuvre de protection d'un patrimoine culturel." (dossier de presse de l'exposition)

"La passion", est-ce le pont entre le collectionneur et le généalogiste ?

C'est bien ce que disait Pierre MENDÈS FRANCE qui avait complété sa documentation généalogique familiale jusqu'à sa mort, en 1982. Mais pour quelle raison, lui demandait-on ? "Ça me passionne !" s'exclama-t-il un jour. (voir L'actualité du passé). Mais en rester à ce dénominateur commun, la passion, n'est-ce pas trop simple ? Après tout, il n'y a pas que les collectionneurs ou les généalogistes qui ont des passions ! D'ailleurs, pour ces derniers, encore faut-il distinguer les généalogistes professionnels des généalogistes amateurs (bien que l'on puisse aussi exercer un métier par passion ou/et avec passion). Notre propos vise, ici, uniquement les amateurs, ceux qui ne sont pas obligés de faire de la généalogie.

Première étape pour aller plus loin. Cette passion, commune aux collectionneurs et aux généalogistes est-elle engendrée, tout simplement, par la curiosité ? N'est-ce pas là la raison première qui pousse à collectionner des objets ou à collectionner ... des ancêtres ? C'est, en tout cas, ce que pense un généalogiste amateur sur son blog : "On pourrait se demander, à la longue, mais qu'est-ce qui nous motive pour faire autant de recherches ? Car ce n'est pas si anodin de chercher parfois pendant des heures, des jours, pour quelquefois ne pas trouver ce que l'on cherche ! Et pourtant des centaines et des centaines de généalogistes en herbe comme moi, compulsent les registres pour remonter les générations et établir leur généalogie. Plusieurs fois c'est vrai je me suis posé la question, mais est-ce nécessaire de faire de la généalogie puisque nos ancêtres sont morts et des fois depuis plusieurs siècles ! Certaines personnes vont vous dire que le présent n'a point d'avenir sans le passé ! Oui mais d'accord mais cela ne suffit pas à expliquer les recherches incessantes que nous généalogistes effectuons !" Il donne ensuite sept raisons mais, pour lui, la toute première est ce qu'il appelle l'intrigue : "L'intrigue va exciter notre curiosité au plus profond de nous-même. Cette curiosité se nourrit par quelque chose qui va éveiller en nous de l'intérêt et de la surprise. Nous allons être animé par le désir de comprendre, d'apprendre, de voir, etc. Nous allons être avides de connaître quelque chose qui est resté caché pendant longtemps et qui n'attend qu'à être découvert. Les archives existent et sont faites pour être lues et être redécouvertes." Il donne, ensuite, comme exemple, une photo de famille ancienne représentant des personnages dont certains sont inconnus : "A partir de cette photo, je vais rechercher les actes de naissances, mariages, remariages éventuels et décès de ces personnes. Toutes ont une histoire à raconter. Grâce aux photos de famille, on peut mettre un visage à un nom et prénom, ce qui donne une âme à un arbre généalogique. Je vais remonter les générations pour voir où cela me mène ..." (Jérémie BOURILLON - publié le 26.05.2013). La démonstration est simple : le déclic s'opère grâce à un élément matériel (photo, document, objet, etc.) ; cet élément déclenche de la curiosité et l'on commence à chercher. L'exemple le plus flagrant, sur notre site, est certainement celui de la timbale "EUZET-PHELUT d'Ardes" que l'on évoque (avec la photo de la timbale) dans Ardes (suite 1), dans la partie "Méthodes". On peut aussi ajouter que l'élément déclencheur peut être immatériel : un mot, une phrase, une conversation, etc.

Le "devoir de mémoire" n'est-il pas un lien plus puissant entre les deux passions ?

En effet, il nous semble qu'il faut chercher un parallèle entre collectionner des objets et faire des recherches généalogiques dans un mouvement plus profond, plus national, plus international même ; un mouvement que certains appelent un devoir de mémoire. Ecoutons, par exemple, ce que nous dit Pierre NORA, dans un entretien que l'on trouve dans la Revue des deux mondes de novembre 2017 : " (...) Personnellement, je donnerais à l'expression (...) un sens lié à ce qu'on appelle l'accélération de l'histoire, et donc au basculement de plus en plus rapide de toute chose dans le passé, donc dans l'oubli. Le devoir de mémoire se manifeste pour moi dans toutes les institutions de mémoire, dans le culte du patrimoine, dans la multiplication géométrique des archives, l'explosion muséale, la fièvre commémorative, la recherche généalogique et l'obsession de l'identité pour les groupes, l'obligation pour les individus de conserver toutes les traces de leur existence, affectives et même simplement administratives. Pour la première fois, on a à la fois l'idéologie de toutes les mémoires et les moyens techniques de tout conserver. C'est toute l'époque qui vit sous le régime de la mémoire, sous son empire et son emprise. Pas sous son devoir, mais sous sa tyrannie. Et c'est avec elle que l'historien doit se débrouiller."

Les documents de famille : "objets" de collection et "outils" de généalogie

La revue Aladin Antiquités de novembre 2017 (n° 349) a fait un dossier sur "Les documents de famille sur la piste de la généalogie", écrit par la Rédactrice en chef, Patricia JOSSELIN. Elle a interrogé Valérie ARNOLD-GAUTIER (vice-présidente de la Fédération Française de Généalogie - FFG) et Annick FRANÇOIS-HAUGRIN (présidente de la Société des Amis des archives de Martinique). Selon la FFG, près de 5 millions de personnes procèdent de façon plus ou moins active à des recherches généalogiques : "c'est la 3ème activité préférée des Français après le jardinage et le bricolage !" (et à égalité avec la brocante). Un peu plus loin, la revue donne quelques raisons à cet engouement : "L'exode rural qu'a vécu la France d'après-guerre a déraciné une grande partie de sa population. La génération née durant les Trente Glorieuses a été souvent coupée du berceau familial. Aujourd'hui, nombre de ces hommes et femmes souhaitent connaître leurs racines, leur terroir. Ils veulent retrouver l'avant mémoire, celle d'avant les grands-parents constate Valérie. Pourquoi on est là ? D'où vient-on , La généalogie aide à répondre à ces questions.". Mais, ce qui est intéressant avec ce dossier, c'est le rôle joué par les papiers de famille, ce qui nous ramène à la collection : "On a parfois la chance de les trouver dans une armoire ou dans un grenier. Ils se passent de main en main, de génération en génération. Ils donnent une humanité à nos ancêtres et rappellent qu'ils ont été de chair et de sang, rappelle Annick avec émotion." La liste de ces papiers est très diverse : livrets militaires et scolaires, diplômes, permis de circulation, de pêche, de chasse, de port d'armes, concession de cimetière, livret de famille, carnet de santé, carte d'adhésion à un syndicat ou à un parti politique, photographies de famille, cartes postales annotées, etc. Ces humbles documents les rapprochent des collections d'objets de la vie courante. "Ces documents de famille racontent l'histoire des gens simples, rappelle Valérie. Des gens qui ne sont pas inscrits dans la grande histoire, ni héros, ni acteurs de premier plan, mais des maillons de la grande roue de l'humanité. Leurs petites histoires composent la grande." Et la revue d'ajouter : "Témoignages d'une époque, les papiers de famille reconstituent un environnement historique, mais aussi humain." C'est pourquoi on en retrouve dans les brocantes, au même titre que les jouets, les outils, les lampes, les meubles ... ou les pin's et les capsules de bière ! Ainsi, les documents de famille sont, à la fois, "objets" de collection et "outils" de généalogie.

Les "objets", porteurs d'émotions

Dans le même numéro d'Aladin Antiquités, le créateur de mode, designer et collectionneur, Jean-Charles de CASTELBAJAC déclare : "La beauté d'un objet réside essentiellement dans ce qu'il évoque de souvenirs, de rencontres, de moments vécus." Et, plus loin : "Ce que j'aime dans les objets, c'est la charge emotionnelle qu'ils dégagent.". On peut étendre ce sentiment aux documents de famille mais ne faut-il pas aussi l'étendre aux ancêtres que l'on découvre petit à petit dans un arbre généalogique qui pousse ses racines loin dans le passé ? Un ancêtre découvert après des recherches laborieuses dans de vieux grimoires vaut bien, en émotion et en plaisir, l'objet trouvé dans une brocante et qui complète une collection.

(à compléter)


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